« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 30 janvier 2012

Secret des affaires, patriotisme économique et intérêts privés

Le 23 janvier 2012, l'Assemblée nationale a adopté la proposition de loi visant à sanctionner la violation du secret des affaires. Ce texte est dû à l'initiative de Bernard Carayon, député UMP du Tarn, qui se présente volontiers comme un penseur de l'intelligence économique, ce qui n'engage à rien dans la mesure où personne n'est jamais parvenu à définir les contours de cette science nouvelle. 

Après trois tentatives infructueuses, il est enfin parvenu à faire voter ce texte qui punit de trois années d'emprisonnement et 375 000 € d'amende le fait de "révéler à une personne non autorisée à en avoir connaissance une information protégée relevant du secret des affaires de l'entreprise (...) dont la divulgation non autorisée serait de nature à compromettre gravement les intérêts de cette entreprise en portant atteinte à son potentiel scientifique ou technique, à ses positions stratégiques, à ses intérêts commerciaux ou financiers ou à sa capacité concurrentielle". Sur le fond, la proposition est directement inspirée de l'Economic Espionage Act, loi américaine votée en 1996, sous la Présidence de Bill Clinton. Le patriotisme économique passe donc d'abord par la copie servile des Etats Unis. Il est vrai que, depuis quelques années, nos législateurs considèrent qu'une bonne loi doit nécessairement trouver son inspiration Outre-Atlantique. 

En lisant le texte, on songe évidemment aux bureaux d'études piégés par la stagiaire chinoise, aux officines d'intelligence économique qui s'appuient sur cette pseudo-science nouvelle pour se livrer à des activités d'espionnage à l'ancienne et voler des secrets industriels, aux débauchages de cadres pour mettre la main sur les savoir-faire de la concurrence. Dans ce contexte il apparaît évidemment indispensable de protéger les données confidentielles de l'entreprise. 

Observons toutefois que, contrairement à ce que l'on nous dit, la proposition n'intervient pas dans un espace de non-droit. 

Le secret de fabrique

Issu de l'ancien code pénal, le "secret de fabrique" figure toujours dans les article L 621-1 du code de la propriété intellectuelles et L 1227 du code du travail. Il s'apparente à une forme de secret professionnel imposée aux salariés d'une entreprise, et qui a pour objet de protéger les procédés techniques de fabrication présentant un caractère innovant ou original susceptible d'intéresser la concurrence. A contrario, la Cour de cassation, dans une décision du 21 janvier 2003, estime qu'un procédé déjà très connu dans le milieu professionnel concerné ne saurait être considéré comme un secret de fabrique. Lorsque l'infraction est caractérisée, le coupable peut être condamné à un emprisonnement de deux années et une amende de 30 000 €.

Ces dispositions sont très peu utilisées, alors même qu'elles pourraient permettre d'incriminer une bonne partie des comportements d'espionnage industriel, dont les auteurs sont bien souvent les salariés de l'entreprise espionnée.  


Jean Dréville. Les affaires sont les affaires. 1942.
D'après la pièce d'Octave Mirbeau

Le secret industriel et commercial

Le "secret en matière industrielle et commerciale" figure dans la loi du 17 juillet 1978 relative à l'accès aux documents administratifs, alors présenté comme une exception au principe de libre communication (art. 6).  Au-delà du "secret de fabrique", l''émergence du "secret industriel et commercial" a permis d'étendre la confidentialité à tous les documents relatifs à la situation économique et financière de l'entreprise, subventions, montages financiers, stratégies commerciales et industrielles. En 2010, 14, 7% des avis défavorables à la communication de documents émis par la CADA reposaient ainsi sur le secret industriel et commercial.          

Contrairement au secret de fabrique, le secret industriel et commercial n'est pas de nature pénale, mais il a néanmoins pour objet et pour effet de garantir la confidentialité de certaines données de l'entreprise. Force est de constater qu'il est surtout utilisé pour empêcher l'accès à des données relatives à l'environnement ou la sécurité sanitaire par des associations actives dans ces domaines. 

Au-delà de ces deux notions, les secrets de l'entreprise sont également protégés par la législation sur les brevets, mais aussi par le code pénal dans ses dispositions relatives aux atteintes aux biens. Car le vol d'information n'est-il pas, avant tout, un vol ? Peuvent également être utilisés l'abus de confiance, le recel, l'intrusion dans un système informatique, la livraison d'informations à une puissance étrangère et plus généralement toutes les infractions concernant les atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation. Enfin la "loi de blocage" du 16 juillet 1980 interdit de communiquer des renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des autorités publiques étrangères, y compris dans le cadre d'une procédure judiciaire. 

Le secret des affaires

On le voit, les secrets de l'entreprises sont protégés, et même abondamment protégés, par le droit positif. Il serait sans doute utile de s'interroger sur les motifs de la relative inapplication de ces dispositions. N'est-il pas vrai qu'une entreprise victime d'espionnage industriel préfère souvent taire le désastre pour ne pas nuire à sa notoriété ? 

Quoi qu'il en soit, la proposition Carayon a pour objet de centrer le droit positif sur une notion de "secret des affaires", cette fois très largement défini. Un nouvel article 325-1 serait donc introduit dans le code pénal, selon lequel "Constituent des informations protégées relevant du secret des affaires d’une entreprise, quel que soit leur support, les procédés, objets, documents, données ou fichiers de nature commerciale, industrielle, financière, scientifique, technique ou stratégique ne présentant pas un caractère public dont la divulgation non autorisée serait de nature à compromettre gravement les intérêts de cette entreprise en portant atteinte à son potentiel scientifique et technique, à ses positions stratégiques, à ses intérêts commerciaux ou financiers ou à sa capacité concurrentielle et qui ont, en conséquence, fait l’objet de mesures de protection spécifiques destinées à informer de leur caractère confidentiel et à garantir celui-ci."

La définition, très large, du secret des affaires ainsi que la référence aux "mesures de protection spécifiques" qui permettent à l'entreprise d'en définir elle même les contours, laisse penser qu'il s'agit de sanctuariser le secret des affaires, d'en faire une sorte de principe fondamental.

L'opposabilité 

L'enjeu de la proposition de la loi n'est pas tant de permettre la répression des infraction que d'accroître la rigueur de l'opposabilité de ses dispositions. 

Il est vrai que la proposition prévoit que le secret des affaires ne sera pas opposable au juge, ce qui entrainera nécessairement une modification des règles gouvernant le principe du contradictoire. Le juge devra conserver les pièces couvertes par le secret, et ne pas les communiquer à l'autre partie, ce qui entrainerait une violation immédiate de ce même secret. On observe à ce propos que le législateur accepte pour le secret des affaires ce qu'il a refusé pour le secret de la défense nationale... sans que l'on puisse comprendre les raisons d'une telle différence de régime juridique entre les deux types de secrets.

L'alinéa 3 du nouvel article L 325-2 du code pénal prévoit une dérogation en faveur de celui qui "informe ou signale aux autorités compétentes  des faits susceptibles de constituer des infractions (...) dont il a connaissance". Cette disposition ne concerne que celui qui dénonce à la justice les comportements délictueux. En revanche, elle ne saurait s'appliquer au syndicaliste qui fait connaître publiquement les projets de délocalisation de son entreprise. 

Patriotisme économique et intérêts particuliers

De la même manière, le secret des affaires sera parfaitement opposable aux journalistes, et par exemple au Canard Enchaîné qui ose affirmer que le groupe Bouygues aurait bénéficié de quelques avantages dans le contrat de construction du "Pentagone à la française" et qui est actuellement poursuivi devant les tribunaux. Cette interprétation est confirmée par la modification de l'article 35 de la loi du 29 juillet 1881, qui autorise un journaliste à diffuser des informations couvertes par le secret, mais seulement "pour les nécessités de sa défense", lorsque par exemple il est poursuivi pour diffamation. 

La proposition Carayon ne vise pas seulement à protéger les intérêts légitimes des entreprises. Elle leur permet aussi d'être à l'abri des investigations dérangeantes des journalistes d'investigation. Derrière l'intérêt général et le "patriotisme économique" hautement revendiqués se cachent des intérêts privés qui préfèrent l'ombre à la lumière. Les affaires sont les affaires. 


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