« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 18 avril 2012

Katyn devant la Cour européenne, 72 ans après.


La décision du 16 avril 2012,Janowiec et a. c. Russie, rendue par la Cour européenne, trouve son origine dans le massacre de Katyn perpétré en avril et mai 1940, durant lequel vingt-deux mille officiers et responsables polonais ont trouvé la mort. Durant de longues années, la Russie a laissé croire que l'armée allemande était l'auteur de ce crime, et c'est seulement en 1990 que Mikhaël Gorbatchev a ordonné une enquête, alors que la plupart des historiens affirmaient la responsabilité de Staline dans le massacre.  En 2004, une décision de clore l'enquête a été prise par les autorités russes, mais elle demeure aujourd'hui classée secret-défense. En 2010, la Douma, c'est-à-dire la chambre basse du parlement russe, a voté une "déclaration" affirmant que "l'extermination massive de citoyens polonais sur le territoire soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale" avait été perpétrée sur l'ordre de Staline, et qu'il fallait continuer  "à vérifier les listes des victimes, rétablir la réputation des personnes mortes à Katyn et ailleurs, et mettre au jour les circonstances de cette tragédie".

Non satisfaits de cette procédure de réhabilitation trop lente à leurs yeux, quinze requérants polonais, proches de douze victimes du massacre, ont saisi la Cour européenne, entre 2007 et 2009. Ils se plaignent de n'avoir pas eu accès à la décision de cloture de l'enquête, de n'avoir pas pu avoir accès aux dossiers de leurs proches et de n'avoir pas pu engager de procédures en vue de leur réhabilitation. D'une façon générale, les requérants estiment que les autorités russes n'ont pas diligenté une enquête effective sur le massacre de Katyn, et ont traité les proches des victimes de manière trop désinvolte. 

Il est évidemment que cette affaire met la Cour européenne dans l'embarras. Donner satisfaction aux victimes polonaises en condamnant la Russie pour des faits produits il y a soixante-douze ans reviendrait à stigmatiser la Russie d'aujourd'hui pour des crimes commis par la Russie d'hier, cette Russie stalinienne que tout le monde veut oublier. A l'inverse, donner satisfaction à la Russie en rejetant purement et simplement les recours polonais reviendrait à refuser à ces personnes la qualité de victime, solution bien fâcheuse pour une juridiction dont l'objet même est la protection des droits de l'homme. Fort habilement, la Cour va trouver une solution de juste milieu. 

L'article 2 : l'obstacle de la non rétroactivité

La Cour européenne qualifie le massacre de Katyn de crime de guerre, qualification qui offre à la Pologne, et aux requérants, une reconnaissance internationale de ces exactions. On pourrait se demander cependant si la qualification de génocide n'aurait pas été préférable, sachant que ces exactions ont précisément eu lieu pour exterminer l'élite de la nation polonaise.  

Quoi qu'il en soit, les requérants ne demandaient pas une condamnation directe de la Russie actuelle pour les crimes commis en 1940. Ils contestaient en revanche le fait qu'elle se soit refusée à enquêter sérieusement sur ces crimes, violant ainsi l'article 2 de la Convention sur le droit à la vie.

La Cour refuse néanmoins de condamner la Russie sur ce fondement, qu'elle refuse d'examiner. En effet, ce pays n'a ratifié la Convention européenne qu'en 1998, soit cinquante-huit ans après les évènements. La Cour ne peut donc, en principe, examiner les faits antérieurs à cette date. La seule exception à ce principe est lorsque ces faits sont antérieurs de peu à la ratification, et que l'enquête a essentiellement lieu après celle-ci. Dans une affaire Silih c. Slovénie du 9 avril 2009, le décès du fils du requérant a lieu une année avant la ratification de la Convention européenne par la Cour européenne, et l'instruction a eu lieu, dans sa plus large part, après cette ratification. Et s'il est vrai que la Cour a accepté d'examiner une série d'affaires concernant la mort de manifestants durant la révolution roumaine de décembre 1989 (par exemple :  CEDH Agache et a. c. Roumanie du 20 octobre 2009), c'est que les enquêtes étaient loin d'être achevées au moment de la ratification de la ratification de la Convention par la Roumanie, en 1994. 

La situation est bien différente dans l'affaire du massacre de Katyn. La Cour fait observer qu'il n'y a aucun "lien véritable" entre les décès intervenus en mai-juin 1940 et l'entrée en vigueur de la Convention, cinquante-huit années plus tard. Quant aux enquêtes diligentées par les autorités russes, elles ont eu lieu essentiellement entre 1990 et 1998, c'est-à-dire avant la ratification de la Convention. Par voie de conséquence, la Cour s'interdit d'apprécier l'effectivité de l'enquête prise dans son intégralité et d'évaluer l'observation par la Russie de son obligation d'enquêter découlant de l'article 2. 

Si la non-rétroactivité fait obstacle à la condamnation de la Russie sur le fondement de l'article 2, la Cour va finalement prononcer cette condamnation sur la base des articles 38 et 3 de la Convention. 

Katyn. Andrzej Wajda. 2007

Le refus de coopérer avec la Cour (art. 38)

La Cour prend acte de la mauvaise volonté des autorités russes. Ces dernières ont non seulement refusé de communiquer aux parties la décision de clore l'enquête intervenue en 2004, mais elle l'ont également refusée à la Cour elle-même. La Cour fait clairement observer qu'elle ne voit pas l'intérêt de classifier cette pièce. Au contraire, une enquête transparente sur les crimes de l'ancien régime totalitaire ne pouvait porter atteinte aux intérêts liés à la sécurité nationale d'une Russie qui se proclame aujourd'hui démocratique. Cette classification est d'autant plus surprenante que les plus hautes autorités russes ont admis la responsabilité du régime stalinien dans le massacre de Katyn. 

Outre cette observation de bon sens, la Cour s'appuie aussi sur le droit international. Elle rappelle que la Convention de Vienne sur le droit des traités dispose que le droit interne ne peut être invoqué pour justifier le manquement d'un Etat à se conformer à un traité (art. 27). C'est bien le cas en l'espèce, puisque les autorités russes s'appuient sur le secret-défense pour refuser de coopérer avec la Cour européenne. Or, le secret-défense qui peut être invoqué par l'Etat, peut également être levé par l'Etat. 

La Russie est donc condamnée pour avoir refusé de coopérer avec la Cour dans le cadre de l'instruction de l'affaire, mais elle est aussi condamnée pour le traitement qu'elle a infligé aux requérants. 

Le traitement inhumain et dégradant

Les requérants sont les ayants droit des victimes de Katyn, l'une est la veuve de l'une d'entre elles, neuf autres sont des fils ou filles de ces victimes qui étaient encore des enfants lorsque leur père a été tué. La Cour observe qu'ils ont subi un double traumatisme, d'abord la perte d'un être cher, et ensuite le fait de n'avoir pas pu connaître la vérité pendant plus de cinquante années. La Cour observe la réticences des autorités russes à reconnaître le massacre de Katyn, et note que les requérants ont été traités avec mépris. Ils ont été confrontés au mensonge, au refus de toute information sur le sort de leurs proches, puis au rejet de toutes les démarches visant à la réhabilitation de leurs proches. Ce "déni" conduit à la Cour à considérer que les requérants ont fait l'objet d'un traitement inhumain au sens de l'article 3 de la Convention, sans toutefois leur accorder une réparation autre que morale. 

Ce raisonnement serait parfait s'il ne se heurtait pas à un problème de taille : pourquoi la non-rétroactivité est elle opposable à l'article 2 et pas à l'article 3 ? La Cour répond à l'objection en insistant sur la différence entre les deux garanties. L'article 2, relatif au droit à la vie, impose aux autorités de prendre des mesures concrètes, de diligenter une enquête pour trouver les responsables et les punir. L'article 3 en revanche, relatif au traitement inhumain et dégradant, impose aux autorités de réagir avec compassion au moment où elles sont saisies et peu importe donc que cette saisine intervienne bien longtemps après les faits. 

Cette différence d'application dans le temps entre les deux articles permet finalement à la Cour de rendre une décision tout entière tournée vers l'équité. Aux requérants, il s'agit de donner une satisfaction morale et l'assurance que leur qualité de victime sera reconnue. A la Russie, il faut montrer une volonté de tourner la page pour construire une Russie démocratique.




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