« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 13 novembre 2012

Le contrôle de l'effectivité du droit à l'IVG

La décision de la Cour européenne P. et S. c. Pologne du 30 octobre 2012 illustre, une nouvelle fois, les difficultés rencontrées en Pologne pour accéder à l'interruption volontaire de grossesse. La loi du 7 janvier 1993 a mis fin à la pratique d'une IVG libre et gratuite, garantie durant la période communiste depuis 1956. Alors que leur pays retrouvait la liberté, les Polonaises ont ainsi perdu le droit de recourir à l'IVG. Le texte de 1993 n'autorise en effet l'avortement que dans trois cas, lorsque la santé ou la vie de la mère est menacée, lorsque le foetus présente une malformation grave ou des signes de maladie incurable, ou enfin lorsque la grossesse résulte d'un acte criminel, viol ou inceste.

La Cour européenne laisse les Etats libres de consacrer, ou non, un droit à l'avortement dans leur système juridique. La position particulièrement rigoureuse de la Pologne sur ce plan n'est donc pas constitutive d'une violation de la Convention européenne. Elle estime, en revanche, qu'un droit interne, même très restrictif, doit être effectif. Autrement dit, l'avortement doit pouvoir intervenir si la femme se trouve dans l'une des trois conditions prévues par la loi. 

L'IVG en Pologne, ou la mauvaise volonté institutionnalisée

Dans l'affaire P. et S. c. Pologne, les requérantes sont une adolescente, qui avait quatorze ans en 2008 lorsqu'elle se trouva enceinte à la suite d'un viol, et sa mère. Invoquant la loi de 1993, cette jeune fille a demandé à bénéficier d'une IVG, et ses ennuis ont commencé. Elle a obtenu, conformément au texte de 1993, un certificat du procureur attestant que la grossesse résultait d'un viol. Le  chef du service de gynécologie de l'hôpital de Lublin, auquel elle s'est adressée, n'a rien trouvé de mieux que de l'emmener voir un prêtre, sans lui demander son avis. Lors de l'entretien, elle s'est aperçue que le prêtre était parfaitement informé de son état et du viol dont elle avait été victime. Quant à sa mère, elle a dû signer un formulaire de consentement à l'intervention, précisant qu'elle était susceptible d'entraîner la mort de sa fille.  Tout cela pour rien, car, in fine, le chef du service de gynécologie refusa de pratiquer l'IVG, invoquant  ses convictions religieuses.

Les requérantes ont alors fait la même démarche à l'hôpital de Varsovie. Mais elles ont dû le quitter à la suite de pressions diverses effectuées sur l'hôpital. A leur sortie, elles ont été conduites au poste de police, où elle furent interrogées durant plusieurs heures. La jeune fille fut retirée à sa mère et conduite dans un foyer, au motif qu'une procédure de déchéance de l'autorité parentale était engagée contre sa mère pour l'avoir incitée à avorter contre son gré. Ayant réussi à quitter le foyer, la jeune fille et sa mère se sont finalement rendues à Gdansk dans le plus grand secret, où l'avortement a finalement eu lieu. Comme par hasard, les poursuites engagées contre la mère furent ensuite abandonnées, comme d'ailleurs celles visant l'auteur du viol. 

On pourrait affirmer que cette jeune requérante et sa mère n'ont pas eu de chance, et que leur chemin de croix n'est que l'accumulation d'une série de dysfonctionnements. Certes, mais le problème est que ce n'est pas la première fois que la Cour européenne est saisie de ce type de situation. Dans un arrêt du 26 mai 2011 R.R. c. Pologne, commenté par Nicolas Hervieu dans CPDH, la requérante était une femme enceinte, dont le foetus était atteint d'une grave maladie. Les médecins ont "joué la montre" en retardant les tests génétiques indispensables à l'obtention de l'autorisation d'avorter, avant d'invoquer leurs convictions religieuses, eux aussi, pour refuser l'intervention. Le résultat est que la requérante n'a pas pu obtenir l'intervention dans les délais impartis par la loi, et elle a accouché d'un enfant atteint d'une maladie génétique.

Ce rappel des faits peut sembler fastidieux, mais il est indispensable pour montrer la réalité de l'IVG en Pologne. Certes la loi l'autorise, dans des conditions terriblement restrictives, mais ce texte même n'est pas appliqué. Au nom des convictions religieuses, la loi est tout simplement écartée, et l'inertie des pouvoirs publics laisse perdurer cette situation. On sait d'ailleurs que certains parlementaires polonais veulent supprimer toute possibilité d'avortement thérapeutique et n'hésitaient pas, en 2010, à financer une campagne d'affichage du meilleur goût, comparant l'IVG aux massacres commis par les nazis en Pologne.

Campagne d'affichage contre l'IVG . Pologne. 2010.


Les exigences de la Cour européenne

C'est précisément cette incapacité des pouvoirs publics que sanctionne la Cour européenne dans l'affaire P. et S. c. Pologne du 30 octobre 2012. Elle constate "un écart saisissant entre le droit théorique et la réalité de sa mise en oeuvre". Le droit au respect de sa vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention, a fait l'objet d'une double atteinte. D'une part, la requérante a été placée dans une véritable incertitude juridique, n'ayant jamais les papiers nécessaires à l'intervention, ne parvenant jamais à trouver le service de gynécologie susceptible de la pratiquer. D'autre part, les informations personnelles la concernant ont été données à la presse, mais aussi à un prêtre dont elle n'avait pas sollicité l'aide. Il y a donc manquement par les médecins à leur obligation de secret professionnel. 

Le principe de sûreté, garanti par l'article 5 § 1 de la Convention, est également en cause. La Cour fait ainsi observer que la requérante a été placée, contre son gré et celui de sa mère, dans un foyer d'adolescents, dans le seul but d'empêcher l'IVG. En droit français, une telle pratique constitue purement et simplement un détournement de pouvoir.

Enfin, la Cour se penche sur le fait que l'adolescente, déjà victime d'un viol, ait été soumise à des pressions dans le but de la faire renoncer à l'intervention, qu'elle ait été contrainte de rencontrer un prêtre et que sa mère ait dû signer un formulaire de consentement l'avertissant que l'avortement pouvait entrainer le décès de sa fille. Aux yeux de la Cour, ces pratiques révèlent un climat de harcèlement particulièrement choquant alors que les autorités publiques avaient d'abord pour mission de protéger une jeune fille victime d'abus sexuels. La Cour n'hésite donc pas à qualifier ces comportements de traitements inhumains et dégradants, au sens de l'article 3 de la Convention. 

La situation polonaise est évidemment atypique, et sa législation relative à l'avortement révèle qu'il existe encore, dans ce domaine, de très grandes disparités entre les pays de l'Union européenne. Mais la Cour demeure constante dans son contrôle. Certes, chaque Etat  peut définir librement sa législation dans ce domaine, mais il appartient aux pouvoirs publics de garantir son effectivité. La Pologne ne peut donc se contenter de construire une sorte de Village Potemkine juridique destiné à montrer à l'extérieur que son système juridique reconnaît l'avortement, tout en empêchant les femmes d'y avoir accès. 




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