« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 13 mai 2013

La suppression du mot "race" de "notre législation" : Que devient la hiérarchie des normes ?

Le 16 mai 2013, le débat sur la proposition de loi "tendant à la suppression du mot "race" de notre législation" va s'engager devant l'Assemblée nationale. Le texte résulte d'une initiative de M. Alfred Marie-Jeanne (député de Martinique) et de plusieurs membres du Groupe de la Gauche démocrate et républicaine, qui réunit des membres du Parti Communiste et des Verts. 

Des modifications terminologiques

L'essentiel de la proposition est d'ordre terminologique. Il s'agit de remplacer  l'adjectif "racial" par "raciste", dans les normes juridiques qui sanctionnent les propos ou les pratiques discriminatoires. Pour désigner les actes de ségrégation commis par un régime politique imposant la domination d'un groupe "racial" sur un autre, formule actuellement employée par l'article L 212-1 du code pénal, l'adjectif "ethnique" sera alors privilégié pour désigner ce type de pratique, constitutive de crime contre l'humanité. La proposition de loi énumère ainsi les dispositions de neuf codes et treize loi non codifiées qui devraient être modifiés. 

L'idée semble simple et de bon sens. Elle témoigne même d'une certaine persévérance puisque le groupe communiste avait déjà déposé une proposition de loi en ce sens en avril 2003. Le texte avait alors été rejeté en première lecture. A l'époque, tous les groupes parlementaires, s'appuyant sur les travaux scientifiques, s'accordaient pour affirmer que le concept biologique de race, appliqué à l'être humain, n'avait aucun sens. Les divergences n'étaient donc pas de fond, mais résidaient bien davantage dans la procédure suivie et la crainte qu'elle ne conduise à un affaiblissement de la lutte contre la racisme. Car ce n'est pas le moindre de ses paradoxes : cette notion de race, scientifiquement dépourvue de sens, est aujourd'hui surtout utilisée, et avec une certaine efficacité, pour lutter contre les discriminations.

On retrouve à peu près les mêmes arguments à propos de la présente proposition de loi. Le législateur n'est compétent qu'en matière législative, et ne peut donc modifier que la loi, codifiée ou non. Il ne peut changer les termes de la Constitution ni des conventions internationales. 

Dispositions constitutionnelles

Or le concept de race figure dans les normes constitutionnelles, à commencer par l'article 1er de la Constitution qui énonce que la France "assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d'origine, de race ou de religion". De même, le Préambule de 1946, qui a aujourd'hui valeur constitutionnelle, affirme qu'"au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion, ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés". Le rapporteur de l'actuelle proposition de loi fait observer que ces dispositions n'ont pas vraiment été débattues en leur temps. Mais cette observation demeure sans influence sur le fait qu'elles constituent désormais du droit positif.

Couple. Art Dogon. Mali. XVIIIè ou XIXè siècle


Les textes internationaux

Au plan international, la notion de race figure exactement dans bon nombre de textes, à commencer par la Charte des Nations Unies qui fixe parmi les objectifs des Nations Unies celui de développer et d'encourager "le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race (...)"(art.1 § 3). La Déclaration universelle des droits de l'homme affirme, dans son article 2, que chacun peut se prévaloir des droits qu'elle garantit "sans distinction aucune, notamment de race". Des traités internationaux, ratifiés par la France et directement applicables dans notre système juridique, reprennent des formulations à peu près identiques, notamment les Pactes internationaux de 1966, l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, l'article 3 de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, la Convention de 1965 sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale. 

La hiérarchie des normes
Dans l'hypothèse de l'adoption de la proposition de loi Marie-Jeanne, les juges français vont donc se retrouver dans une situation délicate. Ils risquent en effet d'être confrontés, dans une même affaire, à des dispositions législatives qui récusent le mot "race", alors que des dispositions constitutionnelles ou conventionnelles l'utilisent de façon courante. Le juge devra-t-elle s'appuyer sur ces dernières pour sanctionner la discrimination "raciale" ou sur la loi modifiée pour réprimer la "discrimination raciste" ?

Les auteurs de la proposition de loi ont évidemment entrevu ces difficultés qu'ils rejettent d'un revers de main. Ils estiment tout simplement que l'emploi du mot "race ou racial" dans un texte international ne pose pas de problème, car il est généralement précisé dans leur préambule que l'emploi de ce mot n'implique pas la reconnaissance d'un quelconque contenu biologique. Il est vrai que la directive européenne du 29 juin 2000 relative à la mise en oeuvre du principe de non discrimination donne une telle précision, à l'exemple de la Convention de 1965 sur l'élimination de toute forme de discrimination raciale. En revanche, on ne trouve aucune précaution de ce genre dans les Pactes de 1966 ou la Convention européenne des droits de l'homme. Le problème reste donc entier.

Il est en de même en matière constitutionnelle. Pour le rapporteur, ceux qui considèrent qu'il conviendrait de commencer par réviser la Constitution, avant de modifier la législation, sont des "esprits kelséniens" qui font preuve d'un "juridisme excessif". Il ajoute qu'il n'est pas nécessaire de réviser le Préambule de 1946, car il est, en quelque sorte, un "vestige historique". En d'autres termes, la référence à la race serait obsolète, et n'interdirait pas une évolution législative. Peut-être, mais doit-on également affirmer l'obsolescence de l'article 1er de la Constitution de 1958 ? Sur ce point, le rapporteur ne se prononce pas vraiment. Ne serait-il pas plus simple de modifier cet article premier par une révision constitutionnelle, puisqu'il est entendu que l'ensemble des partis politiques reconnaissances que la notion de "race" n'est plus pertinente ? Une telle révision constituerait, à l'évidence, le fondement juridique manquant à la modification de la loi. Ceci étant, les conventions internationales, quant à elles, ne peuvent être modifiées, et le problème de leur articulation avec le droit français demeurerait intact. Les bons sentiments font-ils les bonnes réformes ? La question mérite d'être posée.







1 commentaire:

  1. Bonjour,

    Je suis d'accord avec vous concernant le fait qu'il serait plus cohérent de commencer par modifier la constitution.

    D'autre part, ces substitutions terminologiques risquent de poser problème à mon sens. Si l'on prend par exemple l'article 212-1 10° du code pénal (ségrégation "raciale"), le remplacement du mot "racial" par "ethnique" risque de poser la question de la définition du terme "ethnique" qui semble loin de faire consensus.

    Disons par exemple que c'est une population qui partage une langue et une culture comme les mandingues (je n'ai aucune connaissance là dessus mais peu importe pour la démonstration). La ségrégation de toutes les personnes de couleur noire qui a existé aux Etats-Unis serait-elle couverte par cet article ? Je ne le pense pas.

    Je pense donc qu'il faut affiner ce texte. On pourrait par exemple employer les termes "appartenance supposée à une race" comme c'est le cas dans le code du travail. Le mot "race" ne disparaîtrait pas mais le législateur affirmerait clairement le fait que la race n'a pas d'existence réelle.

    Une petite précision pour finir : le groupe GDR ne compte pas d'élus des Verts. Ce sont des élus du Front de Gauche et de formations politiques ultramarines.

    RépondreSupprimer