« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 9 avril 2014

Désignation d'un juge à la CPI : le retour de l'acte de gouvernement

Le 28 mars 2014, le Conseil d'Etat a rendu un arrêt dont la première caractéristique est sans doute la discrétion. On ne s'attendait certes pas à ce que le vice président de la Haute Juridiction vienne le défendre devant les médias comme il l'avait fait pour les jurisprudences Dieudonné en matière de liberté d'expression et Vincent L. en matière de droit de mourir dans la dignité. Mais on pouvait penser que l'arrêt M. C. figurerait au moins parmi les Actualités figurant sur la page d'accueil du site du Conseil d'Etat. Il n'en a rien été, et l'arrêt serait passé totalement inaperçu si Didier Girard ne lui avait consacré une chronique sur la Revue générale du droit. Car la décision, ce n'est plus très fréquent, fait une application positive de la théorie des actes de gouvernement, pour exclure le contrôle du juge sur une décision administrative.

La procédure de sélection


Le requérant conteste le rejet de sa candidature aux fonctions de juge à la Cour pénale internationale (CPI). L'article 36 de la Convention de Rome prévoit une procédure de désignation en deux étapes.  Dans un premier temps, les Etats membres doivent sélectionner un candidat "parmi des personnes jouissant d'une haute considération morale, connues pour leur impartialité et leur intégrité et réunissant les conditions requises dans leurs Etats respectifs pour l'exercice des plus hautes fonctions judiciaires". Ces candidats doivent avoir une compétence reconnue, soit en droit pénal, soit en droit international. Dans un second temps, l'Assemblée des Etats parties à la Convention de Rome procède à un vote. Elle choisit, parmi les candidats, celui ou celle qui accèdera aux fonctions de juge, à partir de critères complexes tenant compte de la répartition géographique des juges, de l'équilibre entre les différents systèmes juridiques et, bien entendu, entre les hommes et les femmes. 

Dans l'affaire C., le contentieux porte sur la première étape, celle dont le déroulement est laissé à la discrétion des Etats. Le droit français a opté pour une procédure identique à celle qui existe pour la Cour internationale de Justice (CIJ). Les candidats se font connaître auprès du "groupe français" de la Cour permanente d'arbitrage (CPA), groupe de quatre personnes. Ce groupe effectue une première sélection sur dossier, avant de procéder à l'audition des candidats figurant sur la "Short List". Il propose enfin le nom du candidat qui sera proposé au vote de l'assemblée des Etats parties à la Convention de Rome.

M. C., n'est pas parvenu jusqu'à cette seconde phase, et il conteste donc devant le Conseil d'Etat le refus du groupe français de la CPA de proposer sa candidature.

La théorie des actes de gouvernement


Le Conseil d'Etat déclare son recours irrecevable au motif que "les actes contestés ne sont pas détachables de la procédure d'élection des juges à la Cour pénale internationale par l'Assemblée des Etats parties à la convention portant statut de cette juridiction internationale". Sans citer formellement la notion, le juge administratif se réfère à l'acte de gouvernement. 

L'acte de gouvernement se définit de manière purement négative, puisqu'il est précisément celui qui est soustrait à tout contrôle du juge administratif. Traditionnellement, on considère qu'il recouvre deux grands domaines, les relations entre les pouvoirs publics constitutionnels d'une part, et les rapports avec les organisations internationales et les Etats étrangers d'autre part. La décision du 28 mars 2014 entre évidemment dans cette seconde catégorie. 

C'est ainsi que le refus de soumettre un litige à la CIJ est considéré comme un acte de gouvernement depuis l'arrêt Geny du 9 juin 1952. Il en est de même de la décision de suspendre l'application d'un texte international (CE Ass. 18 décembre 1992 Mhamedi R. ) ou de toute décision qui imposerait au juge de s'interroger sur la politique étrangère française. Tel est le cas, par exemple, de la décision d'envoyer des forces au Kosovo (CE 5 juillet 2000 Mégret), ou celle d'autoriser des avions américains à survoler le territoire français pour attaquer l'Irak (CE 10 avril 2003, Comité contre la guerre en Irak). 

Les actes détachables des relations internationales



Pour le commissaire du gouvernement Odent, dans ses conclusions sur l'arrêt du Tribunal des Conflits du 2 décembre 1950 Soc. Radio Andorre, l'acte est détachable lorsque les autorités françaises "disposent d'une certaine indépendance dans le choix des procédés par lesquels elles exécutent leurs obligations internationales". Par voie de conséquence, sont jugés détachables la délivrance d'un permis de construire à une ambassade étrangère selon les règles du droit français (CE 22 décembre 1978, Vo Thanh Nghia) ou le refus d'autoriser une extradition (CE Ass. 15 octobre 1993 Royaume Uni).

Le critère de l'intrusion du juge dans la diplomatie française est finalement l'élément essentiel pris en compte dans l'application de la théorie de l'acte du gouvernement. A contrario, l'acte essentiellement tourné vers l'ordre interne, et qui n'implique aucune intrusion de ce type doit-il être considéré comme "détachable des relations internationales". Dans ce cas, le contrôle du juge reprend toute sa vigueur

Qu'en est il en l'espèce ? Le Conseil d'Etat affirme que le refus du groupe français de la CPA de proposer la candidature de M. C. n'est pas détachable de la mise en oeuvre de la Convention de Rome. Un tel raisonnement est possible, dès lors que le nom choisi par ce groupe sera celui qui sera proposé à l'assemblée des Etats sur le fondement de l'article 36 de la Convention de Rome. 

Le juge pouvait statuer autrement


Mais le juge aurait pu affirmer, avec des arguments également puissants, que cette même décision était parfaitement détachable des relations internationales. Relisons l'article 36. N'affirme-t-il pas que les Etats ont le choix entre la procédure de désignation prévue pour les juges de la CIJ et le recours à la "procédure de présentation de candidatures aux plus hautes fonctions judiciaires dans l'Etat en question" ? Autrement dit, le choix entre les deux procédures relève du droit interne et le fait de reprendre celle qui existe pour la désignation des juges de la CIJ n'a pas pour conséquence juridique d'internationaliser l'ensemble de la procédure.

C'est pourtant ce que décide le Conseil d'Etat, considérant en quelque sorte que la finalité de l'opération, à savoir la désignation d'un juge dans une juridiction internationale, suffit à rattacher l'ensemble de la procédure à l'espace des relations internationales.

Le Conseil d'Etat fait ainsi une application pour le moins compréhensive d'une théorie de l'acte de gouvernement que toute la doctrine présentait comme une peau de chagrin. Il réduit corrélativement le champ de l'acte détachable des relations internationales, excluant ainsi son propre contrôle.

L'absence de recours


Lucky Luke. Morris et Goscinny. Le juge.1959
Cela n'aurait pas beaucoup de conséquence, si le requérant n'était finalement privé de tour recours. Dès lors que la juridiction administrative se déclare incompétente, vers quel juge peut-il se tourner ? L'article 36 de la Convention de Rome ne lui offre aucune voie de recours. Quant à se tourner vers le tribunal administratif des Nations Unis (TANU), il ne faut pas davantage y songer. Certes la CPI n'est pas sans lien avec l'Organisation. Conformément à la convention de Rome (art. 2), un accord a été passé entre la Cour et les Nations Unies, prévoyant différents instruments de coopération. Il ne mentionne cependant aucune clause de compétence en matière de contentieux sur la désignation des juges, ni en faveur du TANU, ni d'ailleurs en faveur de toute autre juridiction.

Le Conseil d'Etat ne saurait mal faire


Le groupe français de la Cour permanente d'arbitrage fait donc un choix souverain, insusceptible de recours. On se souvient qu'en 2011, dans la procédure de nomination d'un juge à la Cour européenne des droits de l'homme, ce même groupe avait accepté de suggérer, parmi trois candidats, le nom d'un député UMP dont la principale qualité était d'accepter de céder son siège à un proche de Nicolas Sarkozy. Hélas, cette tentative de recaser un parlementaire méritant avait abouti à une situation ridicule puisque les trois candidatures françaises avaient été rejetées par la Cour, contraignant les autorités françaises à reprendre ab initio la procédure de désignation. N'aurait-il pas été préférable qu'un recours interne ait permis de sanctionner une telle pratique, appliquant au domaine juridique le vieux principe selon lequel il est préférable de laver son linge sale en famille ?

A dire vrai, cette question n'a jamais été posée. Pourquoi serait-il utile de prévoir un recours devant le Conseil d'Etat alors que le groupe français de la CPA est majoritairement composé de conseillers d'Etat ? Il est bien connu que le Conseil d'Etat ne saurait mal faire...



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