« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 20 août 2015

Le journalisme d'investigation et la vie privée

Michel Houellebecq fait actuellement l'objet d'une importante opération médiatique visant à le présenter comme un "tyran", ou comme l'auteur d'"intimidations inacceptables" à l'égard de la presse. Qu'a-t-il fait pour susciter une telle campagne ? Il a tout simplement refusé de répondre aux questions d'Anne Chemin, journaliste au Monde, et a incité son entourage a faire de même. La série d'articles publiée dans Le Monde depuis le 17 août 2015 peut donc être considérée comme une biographie non autorisée. 

De l'autre côté de la Manche, le prince William et son épouse publient une lettre ouverte aux journalistes britanniques dénonçant le harcèlement dont leurs enfants font l'objet par les photographes de presse et les journaux qui achètent ces clichés. 

Quel rapport entre Michel Houellebecq et le prince William ? Aucun, si ce n'est que tous deux se plaignent d'ingérences dans leur vie privée. Quel rapport entre Le Monde et les tabloïds britanniques ? Aucun si ce n'est que tous utilisent le journalisme d'investigation à des fins d'enquête dans la vie privée des personnes. 

Les journalistes et l'espace privé


Tout cela n'aurait guère d'intérêt si, dans un mouvement rigoureusement opposé, le journalisme d'investigation ne se désintéressait de ce qui devrait être son centre d'intérêt essentiel, c'est-à-dire les affaires publiques. Le journalisme d'investigation trouve en effet son origine dans la dénonciation de certains comportements attentatoires à l'Etat de droit. L'image du journaliste d'investigation, de Tintin Reporter aux Hommes du Président, est donc celle d'un enquêteur minutieux et opiniâtre qui se donne pour mission de lutter contre la corruption. D'une certaine manière, le journaliste d'investigation est celui qui n'accepte pas le monde tel qu'il est, mais s'efforce d'exposer certaines situations choquantes pour obtenir des réformes. 

Cette réorientation de l'investigation vers l'espace privé s'appuie sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Depuis un arrêt Tammer c. Estonie du 6 février 2001, elle apprécie l'atteinte à la vie privée invoquée par le requérant au regard de la contribution apportée par l'article ou la photo au "débat d'intérêt général". Dans un premier temps, la Cour exigeait que la publication revête un "extrême intérêt pour le public" (CEDH, 26 février 2002 Krone Verlag GmbH & Co KG c. Autriche). Elle se montrait donc très réticente à considérer qu'un reportage sur la vie privée d'une personne puisse participer à un "débat d'intérêt général". 

Par la suite, la Cour a adopté une jurisprudence beaucoup plus impressionniste, donnant l'impression qu'elle fait prévaloir la liberté de l'information sur la vie privée. Dans la décision von Hannover II, de février 2012 elle considère ainsi que les photos de la famille princière de Monaco aux sports d'hiver, en compagnie d'un prince âgé et très affaibli, constituent une "contribution à un débat d'intérêt général", dès lors que les lecteurs se posaient des questions sur l'état de santé du prince. Enfin dans l'arrêt Von Hannover III du 19 septembre 2013, elle  estime qu'il "n'est pas déraisonnable" de considérer que l'article sur la location de leurs villas de vacances par des personnes célèbres participe à un débat d'intérêt général.

Aux yeux de la Cour européenne, il suffit donc désormais d'invoquer l'intérêt général pour pouvoir étaler dans les journaux des informations sur l'état de santé d'une personne ou sur son lieu de vacances, quand bien même elle n'a pas de fonction officielle. La vie privée disparaît, éclipsée par le droit d'être informé.

Le droit français n'a heureusement pas encore adopté ce point de vue. La liberté de l'information et la vie privée ont la même valeur juridique et aucune ne l'emporte sur l'autre. Dans le cas de Michel Houellebecq, personne ne conteste, pas même lui, que Le Monde a parfaitement le droit de publier une bibliographie non autorisée. Mais il ne fait aucun doute que l'écrivain est absolument libre de ne pas répondre aux questions. L'un évoque le droit à l'information, l'autre la vie privée. Aucune des deux libertés ne doit l'emporter sur l'autre.

Il n'en demeure pas moins que la presse n'hésite pas à contester le refus opposé par l'écrivain, refus présenté comme une atteinte intolérable à la liberté de l'information. En d'autres termes, on n'aurait pas le droit de ne pas répondre aux journalistes... De toute évidence, il s'agit de promouvoir la conception développée par la Cour européenne des droits de l'homme, elle-même directement inspirée du droit américain dominé en ce domaine par le Premier Amendement qui fait de la liberté d'expression un droit quasi-absolu. 

Quoi qu'il en soit, la presse investit allègrement l'espace de la vie privée, au point que le journalisme d'investigation tourné vers les affaires publiques occupe aujourd'hui un espace modeste, incluant tout de même Le Canard Enchaîné et Médiapart.



Trompettes de la renommée. Georges Brassens.Bobino. 1976

Les lanceurs d'alerte et la vie publique


La grande presse abandonnerait-elle la lutte contre la corruption aux lanceurs d'alerte ? On peut le penser, dès lors que la notion même de "lanceur d'alerte" est apparue sensiblement au moment où la presse revendique de plus en plus le droit d'enquêter sur la vie privée des personnes. 

Les noms d'Edward Snowden et de Julian Assange sont les premiers auxquels on songe, et il faut reconnaître qu'ils ne sont journalistes ni l'un ni l'autre. Derrières ces personnalités très médiatisées, d'autres lanceurs d'alerte, plus discrets, jouent un rôle de dénonciation, qu'il s'agisse de l'employé d'une entreprise qui révèle le non-respect de consignes de sécurité dans un site de production, ou du fonctionnaire témoin de phénomènes de corruption. Dans tous les cas, le lanceur d'alerte se définit par le fait qu'il n'est pas un délateur mais un citoyen qui agit dans l'intérêt général. Il remplit ainsi un rôle qui devrait précisément être celui de la presse d'investigation. 

Or, il remplit ce rôle avec une protection juridique quasi inexistante. Contrairement à la presse, il ne bénéficie pas du secret de sources, et pas davantage de la protection de la loi de 1881. Le salarié qui dénonce les pratiques de son entreprise est seulement protégé par la loi du 6 décembre 2013 qui affirme qu'il ne peut faire l'objet d'une sanction ou d'un refus d'avancement pour avoir apporté un tel témoignage. Quant au fonctionnaire qui dénonce la corruption dans son administration, il bénéficie de l'article 6 du statut, issu de la loi du 6 août 2012 qui est sensiblement identique. Il ne s'applique cependant qu'aux fonctionnaires statutaires, et l'agent contractuel de droit public lanceur d'alerte peut s'attendre à être licencié pour manquement à l'obligation de discrétion.

Le monde est mal fait. Pendant que la presse, juridiquement très bien protégée, déploie ses talents d'investigation pour mieux faire connaître la vie privée des personnes publiques, la corruption est dénoncée par des citoyens seulement armés de leur courage. Dans tous les cas, il n'est guère possible de se féliciter d'une évolution qui contribue à une lente disparition de la notion de vie privée.


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