« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 21 février 2016

Etat d'urgence : première déclaration d'inconstitutionnalité

Le 19 février 2016, le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur deux nouvelles questions prioritaires de constitutionnalité portant sur l'état d'urgence. Après l'assignation à résidence jugée conforme à la Constitution le 22 décembre 2015, c'est au tour de la police des réunions et des perquisitions d'être soumises au contrôle du Conseil constitutionnel par la voie de deux QPC déposées par la Ligue des droits de l'homme.

La police des réunions et manifestations


La décision portant sur la police des réunions ne suscite guère de surprise. L'association requérante conteste la conformité à la Constitution de l'article 8 de la loi du 3 avril 1955 qui permet au ministre de l'intérieur d'ordonner la fermeture de salles de spectacles, de restaurants ou d'interdire les réunions de toute nature, y compris les manifestations. De telles mesures ne peuvent intervenir que dans les zones dans lesquelles l'état d'urgence est déclaré. 

Le Conseil constate, et c'est une évidence, que de telles restrictions affectent des libertés fondamentales. La liberté de manifestation trouve ainsi son fondement dans le "droit d'expression collective des idées et des opinions" garanti par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, principe posé dans la décision du 18 janvier 1995.  La liberté de réunion, quant à elle, a été qualifiée de "liberté fondamentale" par le Conseil d'Etat, par exemple dans l'ordonnance rendue par le juge des référés le 19 août 2002. 

Aucune de ces libertés n'est absolue et elle s'exercent dans le cadre des lois qui les réglementent. Il appartient alors au Conseil constitutionnel de vérifier que l'article 8 de la loi relative à l'état d'urgence opère une conciliation équilibrée entre la liberté d'expression collective des idées et des opinions et la l'objectif d'ordre public qui a également valeur constitutionnelle.

Dans ce but, le Conseil examine soigneusement les conditions dans lesquelles il peut être porté à ces libertés. Il note le caractère exceptionnel d'une telle restriction, sa durée limitée d'autant plus limitée dans le temps que la prorogation de l'état d'urgence suscite nécessairement l'intervention d'une nouvelle décision administrative d'interdiction de réunion. Il observe enfin que le Conseil d'Etat exerce un contrôle sur la nécessité et la proportionnalité de la mesure par rapport à la finalité d'ordre public qu'elle poursuit. On rappellera que c'est précisément à propos de la fermeture administrative d'un restaurant qu'est intervenue la première décision du juge des référés du Conseil d'Etat, suspendant une mesure prise sur le fondement de l'état d'urgence, le 6 janvier 2016.

Il n'est pas surprenant, dans ces conditions, que le Conseil constitutionnel déclare finalement que l'article 8 de la loi de 1955 réalise " une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée entre le droit d'expression collective des idées et des opinions et l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public"

Les perquisitions

 

La seconde décision, portant cette fois sur les perquisitions administratives, reprend exactement les motifs développés dans la première. C'est maintenant l'article 11 de la loi du 3 avril 1955 qui est en cause, et le Conseil estime que les mesures de perquisition et de visites domiciliaires autorisées par l'état d'urgence demeurent entourées de garanties substantielles : limitation territoriale au cadre géographique de l'état d'urgence, présence d'un officier de police judiciaire, condition de proportionnalité etc.. Au regard de tous ces éléments, le Conseil a donc considéré que les perquisitions, en soi, ne portaient pas une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée. 

Deux éléments doivent cependant être relevés dans cette décision, deux éléments qui témoignent de la volonté du Conseil constitutionnel d'exercer un contrôle réel sur l'état d'urgence et son organisation matérielle.

Plus belle la vie. Episode 1634 : "Perquisition et trahison"

Le droit au recours


Le premier réside dans la réponse apportée au moyen invoquant une atteinte au droit à un recours effectif. L'association requérante s'appuyait en effet sur l'article 66 de la Constitution pour affirmer que l'absence d'intervention du juge judiciaire conduisait, dans le cas précis des perquisitions, à un déni de justice. En effet, la saisine du juge des référés de la juridiction administrative ne présente aucun intérêt, puisque la condition d'urgence fait nécessairement défaut : la perquisition a, par hypothèse, déjà eu lieu au moment où le juge administratif peut être saisi. Celui-ci n'intervient donc qu'a posteriori, et la procédure de référé-liberté est dépourvue d'efficacité.

Le Conseil constitutionnel estime cependant que le droit au recours existe, dès lors que la victime d'une perquisition abusive peut toujours engager la responsabilité de l'Etat, a posteriori, pour obtenir réparation du dommage qui lui a été causé. 

La saisie de matériel informatique


Le second point intéressant est constitué par la première déclaration d'inconstitutionnalité, déclaration certes très partielle. Elle porte sur le 3è alinéa de l'article 11 de la loi de 1955 qui permet à l'autorité administrative de copier les données conservées sur les systèmes informatiques présents sur les lieux de la perquisition. Sur ce point, la loi s'inspire de l'article 57-1 du code de procédure pénale qui autorise la collecte de preuves électroniques par les officiers de police judiciaire chargés de la perquisition.

Sans doute, mais le problème est que la perquisition de l'état d'urgence n'est pas une perquisition de police judiciaire, mais qu'elle s'inscrit dans le cadre préventif de la police administrative.  Rappelons en effet qu'une saisie intervenant sur les lieux d'une perquisition administrative a pour conséquence immédiate de la transformer en perquisition judiciaire. C'est d'ailleurs pour cette raison que la loi de 1955 modifiée le 20 novembre 2015 exige la présence sur les lieux d'un officier de police judiciaire ainsi que l'information du Procureur.

Aux yeux du ministère de l'intérieur, la "copie" de données n'est pas assimilable à une saisie et n'a donc pas pour effet de modifier la nature de la perquisition. Cette distinction byzantine entre la "copie" et la "saisie", distinction peu en rapport avec la réalité des nouvelles technologies, est écartée par le Conseil constitutionnel. 

Ce refus ne repose cependant pas sur l'article 66 de la Constitution mais bien davantage sur l'absence de garanties offertes à la personne perquisitionnée. Sur ce point, le juge constitutionnel est manifestement inspiré par l'avis donné par le Conseil d'Etat lors de l'élaboration de la loi du 20 novembre 2015. Agissant comme conseil du gouvernement, il avait alors affirmé que "dans les hypothèses où la perquisition conserve son caractère d'opération de police administrative", il conviendrait de prévoir la possibilité de saisies "en assortissant cette possibilité de garanties appropriées", notamment en ce qui concerne la restitution des biens saisis. Dans le cas de la saisie de données, le refus du Conseil constitutionnel repose donc sur l'absence de garanties. Il note ainsi que la saisie pouvait être effectuée dans une habitation où résidaient plusieurs personnes sans aucun lien avec celle représentant une menace, qu'elle pouvait s'étendre à des données personnelles également sans lien avec cette menace, et que le sort qui leur était réservé, destruction ou stockage, demeurait dans l'opacité. 

La possibilité de saisie administrative de donnée n'est donc pas prohibée, mais elle doit être encadrée par la loi. Le Conseil constitutionnel fait ainsi preuve d'un grand pragmatisme, invitant finalemnt le législateur à se pencher de nouveau sur la question. D'une manière générale, cette annulation extrêmement partielle offre au Conseil constitutionnel l'occasion d'affirmer son contrôle et de se présenter comme le gardien des libertés, sans toucher le moins de monde au dispositif de l'état d'urgence. Les multiples recours de la Ligue des droits de l'homme jouent ainsi un rôle non négligeable de "faire-valoir" du contrôle de constitutionnalité.





1 commentaire:

  1. Votre présentation est aussi objective que lumineuse. Elle tranche avec les pseudo-analyses juridiques de certains folliculaires patentés qui brillent par leur partialité et leur subjectivité. Comme toujours vos posts transcendent l'exégèse du droit positif pour aborder des problématiques fondamentales dans une démocratie digne de ce nom. J'en retiendrai trois :

    - La conformité de la loi à la Constitution. Elle est indispensable aujourd'hui dans la mesure où le législateur n'est pas à l'abri de la tentation (volontaire ou involontaire) de s'exonérer du respect des grands principes garantissant les libertés fondamentales du citoyen, motif pris de la lutte contre le terrorisme.

    - L'existence d'une procédure effective de contrôle. Celle-ci existe depuis la réforme constitutionnelle de 2008 qui a introduit la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) qui offre à tout justiciable la possibilité de contester la constitutionnalité d'une loi lors d'un procès auprès du juge administratif ou judiciaire s'il estime qu'elle menace ses droits et ses libertés. Or, c'est bien de cela qu'il s'agit dans le cas d'espèce.

    - Les réserves de certains magistrats de l'ordre judiciaire. On ne peut que regretter, qu'à l'occasion du dépôt de plusieurs QPC sur la question de la mise en oeuvre du principe non bis in idem (nul ne peut être poursuivi et condamné deux fois pour les mêmes faits), certains magistrats de l'ordre judiciaire (censés être les garants de nos libertés comme ils l'ont rappelé récemment dans des tribunes publiques) stigmatisent une "arme qui enraye la justice", un "moyen de guérilla", une "procédure dilatoire" (Cf. "La QPC, une arme qui enraye la justice", Le Figaro, 12 février 2016, page 13). Il faut qu'ils cessent d'envisager la procédure comme un frein à la Justice alors qu'elle en est une garantie importante (droit à un procès équitable).

    Formons le voeu que la nouvelle équipe du Conseil constitutionnel, et particulièrement son président,ex-ministre des Affaires étrangères, aient à coeur de faire vivre la procédure de la QPC pour le plus grand bien des citoyens et des libertés publiques dans notre pays !

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