« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 10 mars 2016

L'impossible définition de la manifestation

Les lycéens et les étudiants qui arpentent les boulevards pour protester contre l'avant-projet de loi El Khomri ignorent la définition juridique de la manifestation. Ils ne sont pas les seuls tant elle demeure incertaine dans le droit positif, et ce n'est pas celle proposée par la Chambre criminelle de la Cour de cassation dans son arrêt du 9 février 2016 qui va lever cette incertitude.

M. Pierre X, responsable de la CGT dans le département du Rhône, est poursuivi devant le tribunal correctionnel pour organisation de manifestation sans déclaration préalable, infraction réprimée par l'article 431-9 du code pénal. On sait en effet que la liberté de manifestation est soumise au régime de la déclaration préalable (art. L 211-1 du code de la sécurité intérieure), déclaration faite par ses organisateurs auprès de l'administration préfectorale (préfet de police à Paris et Marseille). Il s'agit à la fois d'informer les autorités chargées de maintenir l'ordre et de permettre au juge judiciaire de poursuivre d'éventuelles infractions. Or Pierre X, sans avoir procédé à aucune déclaration, s'est installé à une barrière de péage de l'autoroute A6 avec une centaine de ses camarades du syndicat, pour distribuer aux automobilistes des tracts sur la réforme des retraites. 

La manifestation, sans mégaphone et sans banderole


Le tribunal correctionnel de Lyon a prononcé sa relaxe, confirmée en juin 2014 par la Cour d'appel. A ses yeux, le requérant n'a pas participé à une manifestation, au sens juridique du terme. Pour la Cour, la manifestation se définit comme "un déplacement collectif organisé sur la voie publique aux fins de produire un effet politique par l'expression pacifique d'une opinion ou d'une revendication, cela à l'aide de chants, banderoles, bannières, slogans, et l'utilisation de moyens de sonorisation". Dès lors que Pierre X et les membres de la CGT ne brandissaient aucune banderole et ne s'époumonaient dans aucun mégaphone, ils ne participaient pas à une manifestation mais se bornaient à distribuer des tracts sur la voie publique.

La Chambre criminelle écarte cette définition au motif qu'elle "ajoute à la loi des conditions qu'elle ne prévoit pas quant aux modalités matérielles d'expression des buts de la manifestation". Des dispositions combinées du code de la sécurité intérieure et du code pénal, elle déduit une autre définition : "tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique d'un groupe organisé de personnes aux fins d'exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune". En d'autres termes, la manifestation existe dès qu'il y a une utilisation de la voie publique pour exprimer une opinion, quel que soit le moyen d'expression, slogan, banderole, mégaphone etc. 

Certains se réjouissent que la Cour de cassation ait enfin énoncé une définition claire de la manifestation. Sans doute se réjouissent-ils un peu rapidement, car il faut bien reconnaître que cette définition ne lève pas toutes les incertitudes, en particulier si l'on considère la manifestation comme l'objet d'une liberté publique.

Pollier Andrée. La foule bleue. La Manifestation. Triptyque n° 1.


Manifestation et attroupement


La définition donnée par la Cour de cassation gomme la distinction traditionnelle entre manifestation et attroupement. Les deux termes renvoient à l'idée d'un regroupement de personnes sur la voie publique. La manifestation désigne l'acte par lequel s'exprime une volonté collective. La notion d'attroupement, quant à elle, sert à fonder la responsabilité de l'administration lorsque ce regroupement de personnes est à l'origine d'un dommage aux biens ou aux personnes, ou encore pour exprimer une menace pour l'ordre public, voire engager une responsabilité pénale, lorsque les participants refusent par exemple de se disperser (art. 431-3 c. pén.). 

A dire vrai, cette distinction entre rassemblement et attroupement était déjà battue en brèche par la jurisprudence administrative. Dans une ordonnance du 5 janvier 2007, le juge des référés du Conseil d'Etat s'était déjà appuyé sur la notion de manifestation pour admettre la légalité de l'interdiction par le préfet de police de Paris de la distribution de repas contenant du porc sur la voie publique. Si la distribution d'une soupe populaire suscite généralement un attroupement, il n'était pourtant pas si évident de la considérer comme une manifestation. C'est pourtant la qualification qui lui a été attribuée par le juge.

Le rassemblement de personnes


Cette vision englobante de la manifestation conduit-elle à une simplification ? On peut en douter, car la Cour de cassation finit, dans sa décision du 9 février 2016, par recourir à une troisième notion, celle de "rassemblement de personnes".  Comment doit-on le définir ? A partir de combien d'individus devient-on un "rassemblement" ? La question est posée et il faudra sans doute quelques décisions de jurisprudence pour lever l'incertitude.

L'autonomie de la liberté de manifestation


Surtout, la décision du 9 février 2016 n'apporte aucune solution au problème essentiel de l'autonomie de la liberté de manifestation. Pour le moment, cette dernière est perçue comme une liberté secondaire, plus exactement comme la conséquence d'une autre liberté. 

Pour le Conseil constitutionnel, la liberté de manifester se rattache au "droit d'expression collective des idées et des opinions" (décision du 18 janvier 1995). Pour la Cour européenne, elle est plutôt liée à la "liberté de réunion pacifique" garantie par l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme. La liberté de manifester est donc rattachée, tantôt à la liberté d'expression, tantôt à la liberté de réunion. La tentation existe alors de ne retenir que ce caractère induit, comme si elle était moins fondamentale que d'autres et ne méritait pas un statut d'autonomie.

Le régime juridique


Cette impression ne peut qu'être renforcée par le caractère quelque peu désuet de son régime juridique. Celui-ci figure dans le code de la sécurité intérieure qui ne fait que reprendre les dispositions du décret-loi du 23 octobre 1935. Or, le régime de déclaration préalable est aujourd'hui de plus en plus difficile à mettre en oeuvre.  
Du côté des pouvoirs publics, la tentation de glisser vers un régime d'autorisation préalable est souvent présente. Nul n'a oublié qu'en juillet 2014, le préfet de police de Paris a ainsi interdit des manifestations de soutien aux victimes palestiniennes de l'intervention israélienne à Gaza, en invoquant une atteinte à l'ordre public qui ne sautait pas aux yeux. Et le juge des référés a refusé, le 19 juillet 2014, de suspendre cette interdiction, sans réellement vérifier s'il n'était pas possible de garantir à la fois l'ordre public et la liberté de manifestation. 

Du côté des manifestants, la tentation est toute différente. Les réseaux sociaux permettent aujourd'hui des "nouveaux rassemblements de personnes" dépourvus, en apparence au moins, d'organisation visible. Il n'y a donc personne pour déclarer la manifestation. Dans ce cas, la définition donnée par la Cour de cassation devient encore plus délicate, car la "volonté commune" développée par les manifestations se réduit souvent à l'organisation d"apéros géants" ou de "flash mobs". Il n'empêche qu'il y a bien un "rassemblement de personnes" sur la voie publique. Tous les critères de la manifestation sont présents, si ce n'est que la déclaration préalable est impossible. 

On l'a compris, la décision de la Chambre criminelle rendue le 9 février 2016 n'apporte aucune solution aux problèmes qui sont ceux de la liberté de manifestation. C'est donc le législateur qui devrait aujourd'hui se pencher sur cette liberté quelque peu maltraitée. A un moment où il est possible de prononcer l'interdiction de n'importe quelle réunion sur le fondement de l'état d'urgence, il faut bien reconnaître que cette intervention législative est cependant peu probable.



3 commentaires:

  1. Bonjour, je commente juste pour corriger une petite erreur, il y a un préfet de police seulement à Paris et Marseille, pas à Lyon, où il y a un préfet classique uniquement.

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  2. Merci de votre lecture attentive. Je corrige immédiatement l'erreur. RL

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  3. Bravo pour cette analyse, ce genre de travail est très instructif ;)

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