« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 14 avril 2016

La liberté d'expression du général Soubelet

Dans les jours qui viennent, le Journal officiel annoncera le placement en position "hors cadre" du général de corps d'armée Bertrand Soubelet. Toute la presse l'annonce, et ajoute qu'il devrait ensuite obtenir une "affectation temporaire". Cette décision trouve son origine dans un comportement jugé contraire à la condition militaire : le général Soubelet s'est exprimé librement, et à plusieurs reprises. 

En décembre 2013, alors directeur des opérations et de l'emploi de la Gendarmerie nationale, il a été auditionné par la commission d'enquête parlementaire sur la lutte contre l'insécurité. Le général s'est exprimé avec honnêteté et franchise devant la représentation nationale. Sans jamais attaquer la justice ni aucun service public, il cite des chiffres : "Pour le seul mois de novembre 2013 dans les Bouches-du-Rhône, 65 % des cambrioleurs interpellés sont à nouveau dans la nature". Et il ajoute : «Vous pouvez mettre des effectifs supplémentaires sur le terrain mais, dans ces conditions, cela ne servira à rien». Si l'on ose dire, ses propos ouvrent la boîte de Pandore. Ils font beaucoup de bruit dans la Gendarmerie où ils suscitent une large adhésion, et sont repris dans les médias. Le Général est alors muté au commandement de la Gendarmerie d'outre-mer, ce qui n'est pas une promotion. 

Sachant que sa carrière va, de toute manière, s'interrompre relativement rapidement, le général Soubelet devient alors un dangereux récidiviste. Alors qu'il est toujours en fonctions, il publie un livre au titre suivant : "Tout ce qu'il ne faut pas dire. Insécurité, justice : un général de Gendarmerie ose la vérité". Cette fois, la hiérarchie voit rouge et décide son placement en position hors-cadre.

Il convient évidemment de rappeler le principe de séparation du grade et de la fonction : le général change de fonction, mais il conserve son grade. La mesure sonne toutefois comme une sanction, même si les autorités compétentes ont pris la précaution de ne pas engager à son encontre de poursuites disciplinaires.

L'avancement des généraux 


Elles n'ont pas besoin de prononcer une sanction, car elles peuvent mettre fin quand bon leur semble à la carrière de Bertrand Soubelet.

Rappelons que les officiers généraux de la Gendarmerie sont des militaires et que leur carrière repose sur un avancement au choix : soit le général est placé en tête du tableau d'avancement sur un emploi qui va lui permettre d'obtenir une étoile supplémentaire, soit il n'est pas placé en tête et sa carrière va s'interrompre. Il entre alors en "2è section", ce qui signifie qu'il va jouir d'une retraite heureuse, sauf dans l'hypothèse, fort improbable, où un conflit armé interviendrait, justifiant son rappel.

Le général Bertrand Soubelet est général de corps d'armée et il ne peut donc être promu qu'au grade de général d'armée. A dire vrai, il n'existe que deux emplois à cinq étoiles dans la Gendarmerie, celui de Directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN) et celui d'Inspecteur général des armées-gendarmerie (IGAG). Dès lors qu'il a été mis fin à ses fonctions à la gendarmerie d'outre-mer, on donc penser que ses chances d'avancement sont limitées. Il terminera donc sa carrière, au demeurant très prestigieuse, au grade de général de corps d'armée.

La position "hors cadre"


Reste que l'on peut s'interroger sur sa mise en position "hors cadre". Aux termes de l'article 53 de la loi du 24 mars 2005 portant statut des militaire, cette position est utilisée pour placer en détachement un militaire auprès d'une administration, d'une entreprise publique ou d'un organisme international. Ce n'est évidemment pas le cas du général Soubelet, et ses supérieurs utilisent la position "hors cadre" comme situation d'attente, avant une affectation toute provisoire. Un emploi de "chargé de mission" lui sera sans doute confié, le temps que la commission compétente statue sur son avancement et décide de le placer en seconde section.

Certes, le général Soubelet pourrait peut-être contester cette mise en position hors-cadre en invoquant le fait qu'il s'agit d'une "sanction déguisée". Peut-être même obtiendrait-il son annulation par le juge administratif, quelques années après la fin de sa carrière. Pour le moment, la question la plus immédiate posée par l'affaire Soubelet est celle de l'expression des militaires.

Bourvil. La tactique du gendarme
Le roi Pandore. André Berthomieux. 1949

L'obligation de réserve


L'article L 4121-2 du code de la défense énonce que "les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques, sont libres". Toutefois, elles ne peuvent être exprimées " qu'en dehors du service et avec la réserve exigée par l'état militaire". Cette règle s'applique à tous les moyens d'expression, et le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 12 janvier 2011, admet que le chef d'escadron de Gendarmerie Jean-Hugues Matelly a violé l'obligation de réserve en publiant  différents articles contestant le passage de l'Arme sous l'autorité du ministre de l'intérieur. En revanche, la Haute Juridiction estime disproportionnée par rapport aux faits qui l'ont motivée la sanction de radiation des cadres prononcée à son encontre.

Cette décision ne nous renseigne guère sur le contenu de l'obligation de réserve, appréciée de manière très empirique par les juges. Tout au plus peut-on affirmer que les militaires ne jouissent pas d'une liberté d'expression identique à celles des autres citoyens mais qu'en revanche l'obligation de réserve n'impose pas un droit absolu de se taire. Il convient, à cet égard, de distinguer clairement les différentes situations dans lesquelles s'est trouvé le général Soubelet.

La commission parlementaire : le devoir de parler


Doit-on considérer que son audition devant la commission d'enquête parlementaire emporte un manquement à la réserve ? Certainement pas, car le général avant, dans ce cas, le devoir de parler.

C'est la conclusion que l'on doit tirer des dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. En effet ces commissions disposent d'un droit de citation. Toute personne sollicitée, militaire ou pas, est donc  tenue de déférer à sa convocation et peut y être contrainte par un huissier ou un agent de la force publique. Le refus de déposer est passible d'un emprisonnement de deux ans et d'une amende de 7500 €. Enfin, la personne est auditionnée sous serment, et le mensonge devant une commission d'enquête est susceptible de poursuites pour faux témoignage, dans les conditions du code pénal.

Certes, le général se trouvait dans une situation de "double binding". Soit il faisait un discours de langue de bois et il violait son serment de dire toute la vérité aux représentants du peuple. Soit il s'exprimait avec franchise, et il risquait des poursuites disciplinaires pour violation du devoir de réserve.

Le général Soubelet a finalement privilégié son devoir de citoyen ... Mais l'Assemblée nationale a-t-elle fait le sien ? Tout le monde a su que le général avait été muté à la suite de cette audition, y compris les parlementaires. Et la médiatisation de ses propos est très largement liée à leur retransmission par vidéo, décision qui relève de la Commission d'enquête elle-même. Or l'Assemblée nationale ne s'est pas manifestée, n'a pas dit un mot pour s'étonner de la mesure de rétorsion prise à l'encontre de celui qui n'avait fait qu'apporter son témoignage, dans le plus grand respect du droit à l'information du parlement. Après une telle pratique, il est bien probable que les militaires auditionnés par une commission parlementaire reproduiront l'habituel discours formaté.

La publication d'un livre


La question du livre renvoie à une situation plus fréquente. Comme Jean-Hugues Matelly, Bertrand Soubelet a écrit un ouvrage critique sur la politique gouvernementale. Comme le général Vincent Desportes, écarté également de l'institution militaire, il s'est éloigné de la doctrine officielle et surtout de la langue de bois qui domine la communication des armées. Il peut donc être sanctionné pour avoir manqué à la réserve.

Certes, mais les contours de l'obligation de réserve demeurent très incertains et Jean Rivero, en 1977, notait déjà son caractère "flou". La réserve est invoquée dans plusieurs textes, mais son contenu n'est jamais clairement défini. On doit finalement considérer, et c'est un peu ce que fait le Conseil d'Etat, que le manquement à la réserve est établi lorsqu'une sanction est prononcée. Pour résumer le propos, une personne est coupable, parce qu'elle a été condamnée.

Dans le cas de l'écriture d'un livre, il convient de rappeler que le statut des militaires ne prévoit plus d'autorisation de publier donnée par le supérieur hiérarchique. L'article 4122-2 du code de la défense énonce même que "la production des oeuvres de l'esprit s'exerce librement". Ces dispositions ne signifient pas qu'un militaire qui publie ne peut être sanctionné pour manquement à la réserve, mais plus simplement que le contrôle ne sera exercé qu'a posteriori. Certains officiers écrivent des livres qui sont salués par leur hiérarchie au point qu'ils apparaissent souvent comme l'expression d'une pensée officielle. D'autres développent une pensée plus personnelle et le font souvent sous pseudonyme. D'autres enfin, comme le général Soubelet,  affirment clairement leurs convictions et ce seul fait est considéré comme un manquement à l'obligation de réserve.

En l'occurrence, le général Soubelet savait parfaitement que son livre pouvait être considéré comme une violation du devoir de réserve.  Mais il a fait le choix de le publier pour ouvrir un débat qui lui semble nécessaire au moment où il quitte la Gendarmerie. C'est son choix, et il ne manque pas de courage.




2 commentaires:

  1. Votre post est aussi brillant juridiquement que lucide humainement. Il embrasse un vaste champ d'études dont on peut arbitrairement extraire trois concepts.

    - Le concept de sanction déguisée. Généreux dans sa formulation, il l'est moins dans sa mise en oeuvre pratique. Le Conseil d'Etat en donne une interprétation très restrictive (parfois indécente), couvrant ainsi les turpitudes de l'administration à l'encontre de ses fonctionnaires - sanctionnés deux voire trois fois - pour échapper à la règle non bis idem. Formons le voeu que les diverses QPC posées sur le sujet permettront de mettre la pratique française en conformité avec la Convention européenne des droits de l'homme du Conseil de l'Europe et la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Une bonne condamnation de la France par la CEDH lui ferait le plus grand bien.

    - Le concept de loyauté. Il est à géométrie variable. Le pouvoir, quel qu'il soit, a toujours préféré les fonctionnaires serviles aux fonctionnaires pratiquant la franchise. L'esprit de cour n'est pas une nouveauté dans notre monarchie républicaine. Il n'est qu'à se remémorer le "légalisme" des hauts fonctionnaires des plus grands corps de l'Etat (magistrats en particulier)durant la Seconde Guerre mondiale pour s'en convaincre. Les résistants y étaient peu nombreux. Où se situe la frontière entre loyauté et désobéissance ?

    - Le concept de liberté d'expression. Pour le béotien que je suis, il reste tout à fait obscur tant le principe est tempéré par de multiples exceptions. Il est vrai que le pouvoir politique (présent et passé), qui s'en rengorge en permanence, n'hésite pas à le fouler aux pieds lorsque ceci l'arrange. On teste coi lorsqu'on apprend (Le Canard enchaîné du 13 avril 2016) que la compagne de notre ancien Talleyrand, actuel président du Conseil constitutionnel, aurait fait caviarder les extraits d'un ouvrage récent peu amènes à son endroit par la direction de l'Obs.

    En conclusion toute vérité n'est pas bonne à dire. La chanson de Guy Béart "le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté" (1968) n'a malheureusement pas pris une seule ride !

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  2. En complément à mon premier commentaire, je recommande à vos "followers", la lecture, dans le quotidien Le Monde daté du 5 mai 2016, de l'excellente tribune du Général Vincent Desportes intitulée : "Vous avez tort, M. Juppé !" (page 20) à laquelle renvoie en page 1 du même journal l'édito :" Non, les militaires, n'ont pas à la fermer".

    En réaction aux propos à l'emporte-pièce du candidat à la magistrature suprême, ex-ministre de la Défense ("Un militaire comme un ministre : ça ferme sa gueule ou ça s'en va"), le Général Desportes lui répond (le mouche) par une démonstration aussi convaincante intellectuellement qu'élégante dans la forme.

    Alors qu'il se revendique de l'héritage du Général de Gaulle et de sa culture d'ancien élève de la rue d'Ulm, Alain Juppé aurait tout intérêt à méditer cette formule de George Orwell : "Parler de liberté n'a de sens qu'à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu'ils ne veulent pas entendre".

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