« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 17 juillet 2016

Terrorisme : l'échec du continuum défense sécurité

Après les attentats de janvier et de novembre 2015 à Paris, puis du 14 juillet 2016 à Nice, sans oublier les crimes intermédiaires, force est de constater que la politique de lutte contre le terrorisme intérieur est tenue en échec. On peut s'interroger sur les raisons de cet échec et se demander si ces attentats auraient pu être prévenus. La question intéresse au premier chef les libertés publiques puisqu'elle touche au principe de sûreté et à la liberté de circulation, c'est-à-dire à la base et à la condition des autres libertés.

Parmi les possibles explications, il convient de s'interroger sur la pertinence d'une doctrine qui constitue le socle de l'action publique depuis une dizaine d'années, le fameux continuum défense-sécurité.

Le continuum défense - sécurité


Le Livre Blanc "sur la défense et la sécurité nationale" publié en octobre 2008 marque l'apparition officielle du concept de "continuum défense sécurité. On le trouve résumé dans le propos d'ouverture de Nicolas Sarkozy qui évoque "un nouveau concept : celui d'une stratégie de sécurité nationale qui associe, sans les confondre, la politique de défense, la politique de sécurité intérieure, la politique étrangère et la politique économique". Un an plus tard, dans un discours prononcé devant les auditeurs de l'IHEDN, Alain Bauer évoquait "un concept encore à préciser de "sécurité globale" qui doit "articuler défense nationale, sécurité publique, protection des entreprises ou sécurité environnementale". Quoi qu'il en soit, cette stratégie inclut "aussi bien la sécurité extérieure que la sécurité intérieure, les moyens militaires comme les moyens civils".

Tout est dans tout, et réciproquement. Le problème est que ce concept "à préciser" n'a jamais été précisé.  Le Livre Blanc suivant, celui de 2013, porte certes sur "la défense et la sécurité nationale", mais ses développements concernent essentiellement la sécurité extérieure, dans une perspective traditionnelle.

A-t-on pour autant oublié le continuum défense-sécurité ? Non, et l'on constate au contraire qu'il a été utilisé pour justifier trois pratiques qui se sont révélées autant d'échecs : l'armée dans les rues, les caméras dans les villes, et le décèlement précoce comme slogan. Tout ceci au détriment du renseignement intérieur, pourtant décisif contre le terrorisme.

L'armée dans les rues


Le continuum défense-sécurité a provoqué, et provoque toujours, une confusion entre le rôle des forces de sécurité et celui des forces armées. Ces dernières peuvent mener des opérations contre des mouvements terroristes armés, sur les théâtres extérieurs. Elles ont montré, à plusieurs reprises, leur savoir-faire dans ce domaine. En revanche, elles ne sont pas en mesure, car ce n'est pas leur métier, de lutter contre un terrorisme diffus sur notre territoire ni même le prévenir. 

Le général Vincent Desportes affirme ainsi, le 14 juillet sur BFM que la "guerre contre le terrorisme", même s'il ne s'agit pas d'une guerre au sens juridique du terme, se déroule sur trois fronts bien distincts, "le Sahel, le Levant avec l'Irak et la Syrie, et puis il y a le théâtre intérieur". Ces trois fronts ne nécessitent pas des moyens identiques et les forces armées ne peuvent intervenir efficacement que sur les deux premiers. Autrement dit, la sécurité intérieure n'est pas le métier des forces armées. C'est celui des forces de sécurité. Il en déduit que "l'opération Sentinelle est inutile" comme est inutile le rappel des réservistes. Elle est aussi dangereuse car elle nuit à l'entrainement des soldats et les détourne des missions pour lesquelles ils ont été formés, missions qui participent aussi de la lutte contre le terrorisme.

Encore plus grave, ce rôle attribué aux militaires de la force Sentinelle en matière de sécurité conduit à développer un faux sentiment de sécurité. Voir les militaires patrouiller dans les rues donne l'impression d'une protection mais les évènements récents ont montré quelle était bien illusoire. Rappelons que des militaires de Sentinelle, proches du Bataclan, n'ont pas pu être engagés, tout simplement parce qu'ils n'avaient pas reçu l'ordre d'utiliser leurs armes.



Des caméras dans les villes

 

Le continuum défense-sécurité conduit à privilégier des actions visant à développer le sentiment de sécurité plutôt que la sécurité elle-même. L'idée repose sur un postulat qu'il existe une "demande de sécurité" qui peut être satisfaite par des services publics mais aussi par un secteur privé en pleine expansion.

On a ainsi privilégié l'installation de caméras dans les lieux publics et incité les collectivités territoriales à se doter de tels dispositifs. Là encore, il s'agit de vendre, d'ailleurs très cher, un sentiment de sécurité aux habitants. La loi du 14 mars 2011 d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure ( Loppsi 2) fait ainsi évoluer le vocabulaire, parlant de "vidéoprotection" et non plus de "vidéosurveillance", évolution destinée précisément à affirmer que ces installations ont pour mission de protéger ceux qu'elles surveillent. Les collectivités locales peuvent se voir imposer ce dispositif à leurs frais par le préfet "lorsque l'urgence et l'exposition particulière à un risque d'actes de terrorisme le requièrent". Le terrorisme sert ainsi à imposer l'installation de systèmes coûteux qui apportent un faux sentiment de sécurité aux habitants mais de vrais bénéfices aux entreprises privées du secteur, dans le contexte de la privatisation du Security Business. Ces entreprises sont modestement contrôlées par un Conseil national des activités privées de sécurités (CNAPS) dont le Président est Alain Bauer. Le préfet Alain Gardère en était le directeur, jusqu'à sa mise en examen pour corruption et détournement de fonds.


Les statistiques indiquent clairement l'échec de cette politique. Dans un rapport accablant de 2011, la Cour des comptes montre que la vidéo permis d'élucider 3 % des faits de délinquance, et note que le taux d'élucidation ne progresse pas davantage dans les villes équipées que dans celles qui ne les sont pas. La vidéoprotection n'a pas davantage d'effet préventif et l'on imagine mal un terroriste kamikaze renonçant à commettre un attentat parce qu'il y a une caméra dans le secteur. Témoigne tristement de cet échec l'attentat de Nice, dans une ville qui a inauguré fièrement sa millième caméra en 2015.

Le décèlement précoce comme slogan


La troisième conséquence du continuum défense-sécurité, et la troisième idée fausse, se ramène à une formule : le décèlement précoce. Concept essentiel de l'approche sécuritaire de la société, la notion vient directement des Etats-Unis et a été popularisée en France par Xavier Raufer et Alain Bauer. Ce dernier, dans son rapport "Déceler, étudier, former : une voie nouvelle pour la recherche stratégique" remis au Président de la République et au Premier ministre en mars 2008, définit le décèlement précoce comme un  "concept intégrateur qui permet"
-"d'abord, de repérer, puis d'écarter les apparences, donc d'accéder au réel ; 
- ensuite, de poser rapidement et efficacement des diagnostics ; 
- enfin, d'agir tôt, de prévenir, avec précision et autorité". 

L'idée est "d'intervenir avant de graves ruptures, sur les premiers symptômes d'un désordre à venir (...)". Au-delà de l'imprécision du discours, il s'agissait à l'origine de mettre en place des systèmes d'alerte destinés à prévenir les crises internationales. Mais l'idée est venue de l'utiliser au plan interne, pour lutter contre la criminalité, voire contre le terrorisme et les "comportements déviants".

Le problème est que le décèlement précoce a sombré dans le ridicule. Dès 2004,  le rapport Bénisti rédigé par la Commission "Prévention" du groupe d'études parlementaires sur la sécurité intérieure présidé par ce député du Val de Marne, publie "une courbe évolutive d'un jeune qui s'écarte du droit chemin pour s'enfoncer dans la délinquance". Graphique à l'appui, on y apprend que  le comportement déviant commence vers 3 ans. L'enfant de cet âge qui a des difficultés dans le maniement de la langue et adopte de surcroît un comportement indiscipliné... doit tout de suite être perçu comme ayant de solides chances de terminer dans la vol à main armée, voire de sombrer dans le terrorisme.

L'auteur a ensuite réitéré sont propos dans un nouveau rapport, plus récent puisqu'il date de décembre 2010. Il était alors précisé qu'il "faut repérer et agir dès les premiers troubles comportementaux de l'enfant". Ces travaux pseudo-scientifiques n'ont évidemment abouti à rien. Après une tentative de test des enfants de cinq ans en 2011, plus personne n'a plus parlé de décèlement précoce. On doit évidemment s'en réjouir.

Le renseignement intérieur désorganisé


Considérée à travers ces trois éléments, la doctrine du continuum sécurité-défense a conduit à négliger l'importance du renseignement intérieur. La réforme des services de renseignement réalisée en 2008 à l'initiative de Nicolas Sarkozy a plus ou moins détruit le renseignement humain (Humint) qui constituait le socle de notre système de renseignement. La fusion de la DST (Direction de la surveillance du territoire) et des RG (Renseignements généraux) dans une nouvelle Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) s'est traduite par un affaiblissement du renseignement sur le territoire. On s'est donc tourné vers Elint (renseignement électronique), ce qui conduit à une surveillance très superficielle des personnes soupçonnées d'avoir des projets terroristes. Car s'il est possible de faire une collecte de masse des données qu'elles échangent, il n'est pas matériellement possible de les analyser toutes. En témoigne notamment le désastre de l'affaire Mérah qui était parfaitement connu des services mais dont les activités n'ont pas été décelées à temps.

Le rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale relative aux moyens mis en oeuvre par l'Etat pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 public illustre parfaitement la situation. Certes, il note favorablement l'apport de la loi du 24 juillet 2015 qui crée, enfin, une "politique publique" du renseignement, mais il constate en revanche que la réorganisation des services est "encore incomplète" et que le renseignement intérieur est "en reconstruction".  En effet, le renseignement territorial a été réorganisé en deux pôles, le service central du renseignement territorial (SCRT) au sein de la police nationale, et la sous-direction de l'anticipation opération (SDAO) au sein de la Gendarmerie. Cette réorganisation date cependant de 2014, et le rapport constate que le chantier est loin d'être achevé.

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Le continuum défense-sécurité est donc un échec. Derrière cette doctrine apparaît souvent Alain Bauer, "professeur" de criminologie au CNAM. Proche à la fois de Nicolas Sarkozy et de Manuel Valls, ce Grand Augure préside tous les groupes de travail, parle beaucoup dans les médias et développe ses idées dans des livres généralement écrits en collaboration. Elles ne sont guère soumises à la critique, si ce n'est celle des universitaires qui n'ont évidemment pas la même exposition médiatique et qui se sont contentés d'empêcher Alain Bauer de pénétrer dans le monde académique. Peut-être serait-il temps, alors que la menace terroriste devient de plus en plus prégnante, d'engager enfin un débat ? Pour le moment en tout cas, il n'est pas à l'ordre du jour. A l'instar du pharmacien Homais dans Madame Bovary, Alain Bauer "fait une clientèle d'enfer ; l'autorité le ménage et l'opinion publique le protège. Il vient de recevoir la croix d'honneur ". En fait, il vient d'être d'être promu Commandeur dans l'Ordre de la Légion d'honneur. Promotion du 14 juillet, le jour même de l'attentat de Nice.


1 commentaire:

  1. Excellent article comme toujours qui met le doigt à l'endroit qui fait le plus mal. Nice nous vaut un carnaval d'âneries et d'incongruités sur les chaines d'abrutissement en continu de la part de ceux dont vous faites le procès, à savoir ceux que Régis Debray qualifie avec délice de "toutologues". Vous trouverez le lien utile avec ce nouveau concept :

    http://prochetmoyen-orient.ch/humeurs-du-18-juillet-2016/

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