« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 11 août 2016

Perquisition en état d'urgence : exploitation des données

Depuis la loi du 21 juillet 2016, le juge administratif est compétent pour autoriser le préfet ou le ministre de l'intérieur à exploiter les données saisies lors des perquisitions effectuées sous le régime juridique de l'état d'urgence. L'ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'Etat le 5 août 2016 est la première décision rendue par la Haute Juridiction dans le cadre de ce nouveau régime juridique.

Définir l'espace du contrôle


Rappelons que la loi du 21 juillet 2016 met en place une procédure en trois temps.
  • Au moment de la perquisition, les agents qui en sont chargés peuvent accéder aux données contenues dans les ordinateurs, téléphones, tablettes trouvés sur place. 
  • Si ce premier coup d'oeil révèle des informations en rapport avec une menace pour la sécurité et l'ordre publics (par exemple, numéro de téléphone de personnes fichées S ou traces de consultation de sites djihadistes etc...), ils peuvent alors prendre copie de ces données ou les saisir.
  • Enfin l'administration va demander au juge des référés du tribunal administratif l'autorisation d'exploiter ces données, autorisation que le juge accorde ou refuse dans un délai de 48 heures.
Le juge des référés intervient donc à un moment nécessairement délicat. La perquisition a déjà eu lieu et l'administration le saisit parce qu'elle a "des raisons sérieuses de penser" que les personnes présentes dans le lieu perquisitionné ont un " comportement qui menace l'ordre ou la sécurité publics". Aux yeux de l'administration, la nécessité d'exploiter les données ne fait aucun doute. Le problème est que l'intervention du juge ne doit pas non plus être purement cosmétique c'est-à-dire seulement destinée à accéder à la demande de l'administration. Il appartient donc au juge de réaliser un équilibre subtil et, en quelque sorte, de définir l'espace de son contrôle.

C'est précisément ce que fait le juge des référés du Conseil d'Etat, intervenant en appel.

Le préfet du Var avait demandé en vain au juge des référés du tribunal administratif de Toulon d’autoriser l’exploitation des données contenues dans le téléphone portable de M. B. A., saisi lors de la perquisition administrative réalisée le 29 juillet 2016 au domicile de ce Tunisien en situation irrégulière. La décision rendue le 2 août 2016 est malheureusement introuvable, le dernier jugement mentionné dans les "actualités" du site du tribunal administratif de Toulon remontant à septembre 2015. De l'ordonnance rendue par le Conseil d'Etat, on peut néanmoins déduire que le juge toulonnais avait considéré que les éléments invoqués par l'administration ne permettaient pas de préciser la menace que représentait le propriétaire du téléphone pour l'ordre public. Il avait donc refusé l'autorisation demandée.

Le juge des référés du Conseil d'Etat donne cette autorisation, et marque clairement l'étendue de son contrôle ainsi que celle des prérogatives de l'administration.


Les Humeurs d'Oli. 17 décembre 2015

Contrôle des motifs


En l'espèce, le juge administratif affirme un contrôle très étendu des motifs de la décision, dans le droit fil de celui qu'il exerce dans d'autres domaines de mise en oeuvre de l'état d'urgence. Dans une ordonnance du 22 janvier 2016 Halim A., le juge des référés du Conseil d'Etat n'hésite pas à suspendre une assignation à résidence qui lui semble reposer sur des motifs trop fragiles.

La situation est plus délicate en matière de perquisition, tout simplement parce que le contrôle ne peut intervenir qu'a posteriori, au moment où la visite domiciliaire est terminée. La condition d'urgence nécessaire à un référé fait donc nécessairement défaut. Dans sa décision du 19 février 2016, celle-là même qui a imposé une nouvelle intervention du législateur pour organiser la copie des données informatiques, le Conseil constitutionnel a estimé que cette situation ne porte pas atteinte au droit à un recours effectif. Aux yeux du Conseil, ce droit est suffisamment garanti par l'action en responsabilité que peut toujours engager la victime d'une perquisition abusive. S'il est impossible d'empêcher une perquisition, au moins est-il possible de réparer le dommage éventuel qu'elle peut causer.

En l'espèce, le juge affirme un contrôle étendu, proche sur ce point de celui exercé en matière d'assignation à résidence ou de dissolution d'un groupement. Dans sa décision du 5 août 2016, il prend soin d'énumérer les motifs invoqués. La perquisition avait ainsi révélé que l'appareil saisi contenait des vidéos salafistes et des contacts avec des individus ayant rejoint Daesh dans les zones de combat en Syrie et en Irak.

Possibilité d'enrichir le dossier en appel


En même temps qu'il accroît son contrôle, le juge administratif autorise l'administration à enrichir son dossier en appel. En l'espèce, le juge tient compte des procès verbaux de perquisition qui montrent que l'intéressé a reconnu que l'un de ses frères est mort en Irak en 2014, en commettant un attentat suicide pour le compte de Daesh. En outre, le ministre produit en appel une note blanche faisant état de liens de l'intéressé avec un ressortissant allemand ayant participé à différents projets d'attentats en 2015, et désormais parti en Syrie.


Le juge précise ainsi qu'une note blanche peut être produite par le ministre de l'intérieur à n'importe quel stade de la procédure contentieuse. Ce n'est pas une surprise, si l'on se souvient que, dans un  arrêt du 11 décembre 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat avait déjà  posé un principe général, selon lequel "aucune disposition législative ni aucun principe ne s'oppose à ce que les faits relatés par les " notes blanches " produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d'être pris en considération par le juge administratif". La note blanche peut donc être communiquée au juge en appel et il lui appartient ensuite d'en apprécier le contenu.


En l'espèce, le juge considère que la note blanche contient des éléments convaincants, et il conclut "que le téléphone portable saisi est susceptible de contenir des données relatives à la menace que constitue M. A. pour la sécurité et l'ordre publics".

La loi du 21 juillet 2016 contient ainsi deux facettes bien distinctes. D'un côté, elle réintroduit les perquisitions qui avaient été retirées de l'état d'urgence en mai 2016, et elle facilite la copie et la saisie des données par l'administration. De l'autre côté, et c'est peut-être l'élément essentiel, elle réintroduit aussi le contrôle du juge administratif. En effet, celui-ci n'est plus saisi a posteriori d'une action en responsabilité mais a priori, avant l'éventuelle exploitation des données. C'est tout de même nettement plus satisfaisant au regard de l'effectivité du droit au recours.

1 commentaire:

  1. "La vérité est censée être le résultat d'une longue enquête, mais est-ce que nous ne percevons pas une sorte de vérité crépusculaire avant toute enquête ?" (Alexandre Soljenistsyne, Le premier cercle, Robert Laffont, 1972, page 329).

    Si convaincante juridiquement et si séduisante intellectuellement soit elle, votre démonstration ne parvient pas à lever certains doutes qui planent autour des garanties (ou de l'absence) de garanties que confère au citoyen cette procédure.

    - Doutes sur l'impartialité du juge. Hasard ou coïncidence, ceux que la loi qualifie de juge (magistrat du tribunal administratif et de la cour administrative d'appel) donnent raison à la personne suspectée d'activité terroriste alors que ceux que la même loi affuble du titre peu enviable de membre d'une juridiction (du Conseil d'Etat) et non de magistrat donnent raison à l'administration. Qui est le juge indépendant et impartial en dépit d'un contrôle très étendu des motifs ?

    - Doutes sur la présomption d'innocence. Manifestement, la personne poursuivie est gratifiée, de facto si ce n'est de jure, d'une présomption de culpabilité alors même que l'administration dispose ab initio d'une présomption d'innocence. Est-cela le respect de l'égalité des armes ?

    - Doutes sur l'équité du procès. Face à un citoyen qui n'a que sa parole et sa bonne foi à opposer (imaginons un instant le cas des innocents qui pourraient faire l'objet de poursuites en raison d'une conjonction de malencontreux hasards) à une lettre de cachet (une note blanche des services nécessairement anonyme dont on ne connait rien des sources humaines et techniques qui la motivent). Par ailleurs, qui peut garantir qu'un matériel informatique n'ait pas été piraté pour les besoins de la cause ? Est-cela un procès équitable au sens de l'article 6 de la CEDH ?

    De là à dire que la justice judiciaire offrirait de meilleures garanties au citoyen que la juridiction administrative, il y a un grand pas que je ne franchirai pas. L'attitude pour le moins ambigüe du procureur de Pontoise dans l'affaire du décès d'Adama Traoré donne à réfléchir si ce n'est à se poser quelques questions embarrassantes sur le déroulement de l'interpellation.

    Dans le climat actuel de surenchère sécuritaire permanente que nous connaissons actuellement et qui s'explique pour des raisons évidentes, le risque est grand que nos décideurs "préfèrent commettre une injustice plutôt que tolérer un désordre" (Goethe).

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