« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 18 septembre 2016

Facebook : l'enfant est une personne

Une jeune autrichienne de dix-huit ans a porté plainte contre ses parents pour avoir porté atteinte à sa vie privée en publiant des centaines de photos d'elle sur Facebook, photos vues par environ sept cents "amis". Cette question dépasse le cadre du droit autrichien pour poser une question d'ordre plus général, celle du droit au respect de la vie privée qui appartient à toute personne, y compris aux enfants mineurs. 

Observons que les médias reproduisent aujourd'hui cette information, en insistant sur le caractère choquant d'une procédure qui oppose une jeune femme à ses parents. C'est précisément l'aspect le moins intéressant de l'affaire, car une telle situation n'est pas si rare. En droit français, l'article 371-2 du code civil fait peser sur les parents une obligation d'entretien des enfants, obligation qui ne cesse  pas lorsque l'enfant est majeur. Il arrive donc qu'un enfant majeur fasse un recours pour obtenir de l'un de ses parents, ou des deux, le respect de cette obligation, par exemple pour lui permettre de mener à terme ses études.

L'affaire autrichienne est nettement plus originale, dans la mesure où elle met en évidence une contradiction. D'un côté, un enfant est titulaire de droits dès sa naissance, et notamment du droit au respect de sa vie privée. De l'autre côté, il est juridiquement représenté par ses parents jusqu'à sa majorité, quand bien même ils seraient les auteurs de l'atteinte à la vie privée, ce qui explique que la jeune autrichienne ait dû attendre sa majorité pour saisir un juge. 

Le déni de la vie privée


Le droit au respect de la vie privée est largement battu en brèche par les utilisateurs des réseaux sociaux qui ne distinguent plus la vie privée de la vie publique. La libre circulation de l'information est privilégiée, et celui qui désire conserver le secret de la vie privée apparaît comme vaguement suspect, puisque, par hypothèse, il a "quelque chose à cacher". Dès lors, c'est la notion même de vie privée qui se trouve menacée, puisqu'elle n'apparaît même plus digne de protection. 

Les parents de la jeune autrichienne se placent dans cette forme de déni de la vie privée. La presse nous dit, en effet, que son père a diffusé des centaines de clichés de sa fille, depuis sa naissance jusqu'à aujourd'hui. Parmi ceux-ci, des photos relevant à l'évidence de l'intimité de la vie quotidienne. 

La vie privée des enfants


Or, le droit au respect de la vie privée existe dès la naissance. Dans un arrêt Reklos et Davourlis c. Grèce du 15 janvier 2009, la Cour européenne des droits de l'homme admet déjà que la simple photo d'un nouveau-né prise dans une clinique porte une atteinte directe à sa vie privée, vie privée qui lui est propre et donc indépendante, au moins sur ce point, de celle de ses parents. Ce principe est acquis, quand bien même la photo n'est pas avilissante ni choquante. En l'espèce, l'atteinte à la vie privée est donc constituée par la captation de l'image, avant même qu'il soit question, ou pas, de la diffuser.

De même, dans un arrêt du 19 juin 2012, Kurier Zeitungsverlag und Dreckerei GmbH (II) c. Autriche, la Cour a été saisie d'une photo d'un enfant publiée par la presse spécialisée dans les faits divers, avec un article relatant le divorce de ses parents, divorce qui s'était accompagné de son enlèvement. En l'espèce, la Cour avait considéré que la publication de la photo de l'enfant portait une atteinte directe à sa vie privée, d'autant que ses parents n'étaient eux-mêmes des personnes célèbres. Cette fois, ce n'est plus la captation de l'image de l'enfant qui est en cause, mais sa diffusion dans les médias. 

Dans ces deux exemples, la vie privée de l'enfant est protégée en tant que telle, mais l'enfant est représenté devant les juges par ses parents, qui sont ses représentants légaux. Le problème posé par la jeune autrichienne est bien différent, car précisément ses parents sont les auteurs de l'atteinte à sa vie privée. 


Théo van Rysselberthe. Trois enfants en bleu. 1901

Les parents, auteur de l'atteinte au droit à l'image


Force est de reconnaître que le droit français n'offre pas de solution au problème, du moins en l'état actuel du droit. Lorsqu'un enfant est maltraité physiquement, lorsqu'il vit dans des conditions matérielles qui entravent son développement, les services sociaux peuvent intervenir et sont parfois contraints de retirer sa garde à ses parents. Mais l'utilisation de tels dispositifs pour résoudre un problème de droit à l'image ressemblerait trop à l'utilisation de l'arme atomique pour régler un conflit familial.

Tout au plus peut-on affirmer que la père de la jeune requérante autrichienne se trompe quand il affirme qu'il est le seul propriétaire des photos et qu'il peut donc les diffuser comme il l'entend. Il oublie que la personne qui figure sur la photo, en l'occurrence sa fille, dispose d'un droit à l'image indépendant de la propriété du cliché. Dès 1855, le tribunal civil de la Seine affirmait déjà "qu'un article n'a pas le droit d'exposer un portrait, même au Salon des Beaux-Arts, sans le consentement et surtout contre la volonté de la personne représentée". 

Le principe du consentement est donc au coeur du droit à l'image. Encore le droit français est-il sur ce point relativement lacunaire. Dans un arrêt du 16 mars 2016, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a noté que le fait de ne pas recueillir le consentement  préalable de la personne à la diffusion d'une photo sur internet n'est pas une faute pénale, dès lors qu'elle avait consenti à la prise du cliché. 

Quoi qu'il en soit, la jeune requérante autrichienne n'avait consenti à rien, ses parents ayant décidé pour elle de capter son image et de l'étaler sur Facebook. Elle a donc dû attendre sa majorité pour engager une action contentieuse. Dans une situation comparable, le droit français n'offrirait pas de meilleure solution.

Vers une "loi gomme" ?


Que faire ? Doit-on chercher une solution dans une "loi gomme" ("Erase Law"), telle qu'il en existe déjà une en Californie ? Le Senate Bill 568, entré en vigueur en 2015, offre au mineur la possibilité de demander la suppression d'un contenu qu'il a lui même déposé sur un site. Elle impose même aux sites d'informer les intéressés de cette possibilité. Plusieurs parlementaires français, dont Gwenegan Bui en février 2014, se sont déjà intéressés à ce texte, notamment en posant des questions écrites au ministre chargé du numérique. 

Pour l'heure, le principe de la "loi gomme" est d'effacer les "erreurs de jeunesse sur internet", erreurs qui peuvent "être lourdes de conséquences", en particulier pour l'avenir professionnel de ces jeunes. La "loi gomme" californienne ne porte que sur les clichés mis en ligne par l'adolescent lui-même et qui peuvent se révéler embarrassants lorsqu'il va chercher un emploi ou briguer un mandat électif. Rien n'interdirait d'adopter une "loi gomme" et d'en élargir le champ à tous les sites mettant en ligne les photos de l'adolescent, y compris ceux gérés par ses parents.

La "loi gomme" est une solution un peu compliquée et porteuse de contentieux. L'autre solution consisterait à éduquer, non plus les enfants, mais leurs parents. Françoise Dolto avait affirmé, en son temps, que "l'enfant est une personne" dès ses premiers jours et qu'il n'est donc pas l'expression du narcissisme de ses parents. L'analyse psychologique rejoint ici la réalité juridique : l'enfant est une personne, et une personne titulaire de droits.

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