« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 4 mars 2017

CEDH : Le retour de la vie privée des personnes publiques

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans son arrêt Rubio Dosamantes c. Espagne du 21 février 2017, est une nouvelle fois saisie d'un conflit de normes entre la liberté d'expression dans la presse et le droit au respect de la vie privée des personnes. Après avoir, pendant plusieurs années, pratiqué une jurisprudence très favorable à la liberté d'expression au nom du "débat d'intérêt général", la Cour semble désormais en définir les bornes. Elle précise ainsi dans quels cas le droit à la vie privée est susceptible de prévaloir sur la liberté de presse. 

En 2005, Paulina Rubio est une chanteuse célèbre en Espagne. Son ancien manager, interviewé dans le cadre de trois émissions de télévision, fait des confidences pour le moins explosives sur sa vie privée, invoquant successivement les humiliations qu'elle fait subir à son compagnon, sa bisexualité et sa consommation de drogues. La justice espagnole n'a pas vu dans ces interviews la moindre atteinte à la vie privée de l'intéressée, estimant que les propos tenus ne portaient pas vraiment atteinte à sa réputation, sa notoriété suscitant depuis longtemps des commentaires sur sa vie privée. Après avoir épuisé les voies de recours internes, et n'avoir connu que des échecs successifs, la chanteuse saisit la CEDH en invoquant la violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde de l'homme qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale.

Une ingérence dans la vie privée


En l'espèce, personne ne conteste que la diffusion des propos tenus par l'ancien manager de la chanteuse s'analyse comme une ingérence dans sa vie privée. Mais le problème posé est celui de savoir si cette ingérence peut être justifiée par le fait que les informations ainsi divulguées contribuent à un "débat d'intérêt général". Tel n'est pas le cas, et la CEDH sanctionne les juges espagnols qui n'ont pas recherché si le public avait un intérêt légitime à les connaître. Agissant ainsi, ils admettaient en effet implicitement que la célébrité d'une personne la prive de toute protection de sa vie privée. 

 La célébrité. Jeanne Moreau. 1970

Le label "débat d'intérêt général"


La position des juges espagnols, bien que très restrictive sur le droit au respect de la vie privée, trouvait un écho dans la jurisprudence de la CEDH. Observons d'emblée que la notion de "débat d'intérêt général"est une création purement prétorienne qui ne figure pas dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Déjà, dans un arrêt Fressoz et Roire c. France du 21 janvier 1999, la Cour estimait que la publication par Le Canard Enchaîné du montant des impôts payés par le Président de Peugeot constituait « question d’actualité intéressant le public », d’autant qu’elle intervenait pendant un conflit social. Plus récemment, dans sa décision Morice c. France du 23 avril 2015, elle considère que « les propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire » concernent, de manière globale, un sujet d’intérêt général

La jurisprudence devient moins aisément compréhensible lorsqu'il s'agit de justifier la publication d'informations portant sur la vie privée des personnes. De la presse judiciaire, la jurisprudence s'est peu à peu déplacée vers la presse "people", écartant parfois toute protection de la vie privée, au nom du "débat d'intérêt général". La famille princière monégasque a largement fait les frais de cette évolution. La CEDH a d'abord considéré que la santé du prince Rainier de Monaco relevait d'une contribution au débat d’intérêt général, comme plus tard l'enfant caché du Prince Albert, dans un premier arrêt du 12 juin 2014. On avait alors le sentiment que la Cour considérait que tout élément de la vie privée d'une personne publique qui, pour une raison ou pour une autre, se retrouvait au coeur de l'actualité, se trouvait revêtu du label "débat d'intérêt général". De manière plus ou moins avouée, la jurisprudence européenne adoptait une conception très absolutiste de la liberté d'expression, assez proche de celle développée aux Etats-Unis à propos du Premier Amendement. Par voie de conséquence, le droit à la vie privée devenait un droit de seconde zone, qui ne s'appliquait que dans la mesure où la presse voulait bien le respecter.

Une jurisprudence plus nuancée


Heureusement, la jurisprudence a évolué, et l'enfant caché du Prince Albert a suscité un second arrêt, de Grande Chambre cette fois, intervenu en novembre 2015.  La Cour a alors sanctionné les juges français qui avaient directement rattaché ces révélations au "débat d'intérêt général", en mentionnant seulement le caractère héréditaire du régime monégasque et l'intérêt que pouvait présenter les questions dynastiques et successorales sur le Rocher. En revanche, les juges n'avaient pas examiné le reste de la publication, et notamment les révélations sur les liens qu'entretenait le Prince avec son enfant et c'est ce que sanctionne la Cour. 

Dans le cas présent, la CEDH observe que, contrairement au Prince Albert, la chanteuse espagnole n'est investie d'aucune fonction officielle, ce qui a pour conséquence que le champ de sa vie privée devrait, en principe, être plus large (CEDH, 8 juillet 1986, Lingens c. Autriche, § 42). Or, les juges espagnols, comme les juges français avant eux, ne se sont pas penchés sur le détail des divulgations, se bornant à justifier la publication par la notoriété de la requérante. Surtout, et la Cour se montre très sévère, sur ce point, les juges ont accueilli le moyen selon lequel les relations houleuses de la star avec son compagnon ainsi que son homosexualité étaient déjà dans la sphère publique, dans la mesure où elles faisaient l'objet de "rumeurs persistantes". La Cour déclare "avoir des difficultés à suivre ce raisonnement" et affirme clairement que le fait que la requérante ait été l'objet de l'attention de la presse ne devrait pas avoir pour conséquence de refuser toute protection de sa vie privée. Cette précision est essentielle car un tel raisonnement conduisait à considérer que la vie privée devait céder devant les harcèlements de la presse.

L'arrêt Rubio Dosamantes c. Espagne s'inscrit ainsi dans un mouvement de réappropriation de la notion de vie privée par les juges européens. La CEDH exige ainsi des juridictions internes qu'elles examinent l'ensemble de la publication contestée pour s'assurer que chaque confidence n'emporte pas une atteinte au droit au respect de la vie privée. Elle affirme ainsi que le "débat d'intérêt général" ne doit pas être une notion fourre-tout dans la seule fonction serait d'écarter la responsabilité de la presse en ce domaine. La jurisprudence devra encore s'affiner mais l'essentiel est fait pour que la protection de la vie privée ne disparaisse au profit d'une conception qui considère l'information comme un bien de consommation.


Sur le débat d'intérêt général : Chapitre 8 section 4 § 1 C du manuel de libertés publiques sur internet




1 commentaire:

  1. Une fois de plus, votre analyse est éclairante par sa précision et par sa dimension pédagogique. Elle met en exergue une problématique cardinale de la protection des libertés publiques, à savoir celle, au demeurant très classique, de l'arbitrage du conflit de normes. En recherchant un point d'équilibre, la Cour européenne en revient à une jurisprudence aléatoire.

    1. A la recherche du point d'équilibre perdu...

    Comme les juridictions nationales, la Cour européenne des droits de l'homme est conduite à rechercher le point d'équilibre satisfaisant entre deux principes qui s'opposent régulièrement dans un monde surmédiatisé : la liberté d'expression et le droit au respect de la vie privée. A quel endroit placer le curseur pour faire prévaloir l'un au détriment de l'autre ? Pour simplifier une équation à deux inconnues, elle la transforme en équation à trois inconnues en introduisant un troisième larron : le débat d'intérêt général. De facto, si ce n'est de jure, nous nous trouvons face à un nouveau venu, un OJNI (objet juridique non identifié), une sorte de ménage à trois juridique. Ce qui n'est pas une mince affaire !

    2. Le retour de la jurisprudence aléatoire

    Comme on le constate, une fois de plus, la Cour de Strasbourg évolue, tâtonne pour se rapprocher de la moins mauvaise solution à défaut de posséder la vérité révélée. Nous nous trouvons devant une imprévisibilité jurisprudentielle qui donne tout son sel à l'étude du droit et de sa mise en oeuvre, loin de la "Justice prédictive" (Cf. votre dernier post). On mesure ainsi que le droit, et a fortiori la jurisprudence, ne sont pas une science exacte. Fréquenter les allées des prétoires vous conforte dans cette idée.

    Deux adages bien connus résument parfaitement la difficulté de l'exercice. Le premier est : "la vérité d'un jour n'est pas celle de toujours". Le second est aussi connu : Vérité en deça des Pyrénées, erreur au delà". En cette période de "faits alternatifs", "d'informations bidon" et de "post vérité" (les nouvelles tendances de la mode de l'information made in USA), le débat est loin d'être clos. Les juristes ont un nouvel os à ronger pour les années à venir.

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