« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 9 juillet 2017

Loyalisme et nationalité, la CEDH dans le flou

L'arrêt Boudelal c. France rendu le 6 juillet 2017 la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) apporte un éclairage utile sur le droit à la nationalité et surtout sur ses limites. De manière très claire, la CEDH affirme en effet que les autorités françaises ont pu, sans violer la Convention européenne des droits de l'homme, subordonner la réintégration dans la nationalité à une condition de loyalisme.

Le refus de réintégration


Le requérant, Chérif Boudelal, est un ressortissant algérien né en 1945 et résidant en France depuis 1967. Il demande en 2009 se réintégration dans la nationalité française, qui lui est refusée. Le motif essentiel de ce refus réside dans le fait que le requérant entretenait "des liens forts avec un mouvement responsable d'actions violentes et prônant une pratique radicale de l'islam (le collectif "Paix comme Palestine") dont il était le vice-président et qui était le "relai local du comité de bienfaisance et de secours aux Palestiniens, proche de l'idéologie du Hamas (Frères musulmans palestiniens"). Ses recours successifs devant le tribunal administratif de Nantes puis devant la Cour administrative d'appel (CAA) de la même ville n'ont pas abouti. Dans son arrêt du 31 mai 2013, la CAA ajoute que Chérif Boudelal "est un militant convaincu de la cause palestinienne, dont il est un ardent apologiste, et un virulent détracteur de la politique israélienne (...)". Le requérant estime donc que la nationalité française lui a été refusée en raison de ses opinions, parce qu'il milite en faveur de la cause palestinienne. Il invoque donc une violation des articles 10 et 11 de la Convention européenne des droits de l'homme qui protègent les libertés d'expression, de réunion et d'association.

A titre préliminaire, on doit observer que le requérant a épuisé les voies de recours internes avec l'arrêt de la CAA de Nantes. En effet, il n'a pas eu la possibilité de saisir le Conseil d'Etat d'un recours en cassation, L'aide juridictionnelle lui fut en effet refusée, au motif qu'aucun moyen sérieux de cassation ne pouvait être invoqué contre l'arrêt. Cette décision prise par le bureau d'aide juridictionnelle près le Conseil d'Etat fut ensuite confirmée par le président de la section du contentieux. Le seul recours restant ouvert à Chérif Boudelal était donc celui devant la CEDH.

Michel Polnareff. Lettre à France. 1977

Le devoir de loyalisme

 

Le droit français soumet la réintégration dans la nationalité aux mêmes conditions que la naturalisation (art. 24-1 du code civil). Elle est prononcée par décret et n'est soumise à aucune condition de stage. Le refus éventuel doit être motivé. Sur le fond, le décret du 30 décembre 1993 organise la procédure. Dans sa rédaction en vigueur à l'époque des faits, mais sur ce point rien n'a vraiment changé, son article 36 prévoyait que toute demande de réintégration faisait l'objet d'une enquête "portant sur le loyalisme du postulant", enquête effectuée par les services de police ou de gendarmerie.

Sur ce point, le refus opposé par les autorités à la demande de réintégration du requérant est parfaitement conforme à la jurisprudence interne. Le juge n'exerce d'ailleurs qu'un contrôle minimum, estimant que l'octroi de la nationalité est une décision de souveraineté qui relève du pouvoir discrétionnaire des autorités. La CAA de Nantes a ainsi estimé, dans plusieurs décisions dont un arrêt du 1er octobre 2009, que n'était pas entachée d'erreur manifeste le refus fondé sur l'appartenance du demandeur à "une mouvance favorable à un islam radical". Les liens conservés avec l'Etat d'origine peuvent également être invoqués, à la condition qu'ils soient incompatibles avec l'allégeance à la France. Tel est le cas lorsque la demandeuse est mariée à un consul du Maroc en France et qu'elle exerce au consulat des fonctions rémunérées.

La Cour européenne, quant à elle, estime, depuis son arrêt Petropavlosvskis c. Lettonie du 13 janvier 2015, que les Etats sont en droit d'exiger un certain loyalisme des postulants à la nationalité. A l'inverse, ce même devoir de loyalisme, ou plutôt son absence, peut justifier une déchéance. Au passage, on observe que la déchéance de nationalité pour défaut de loyalisme n'est pas contraire à la Convention européenne des droits de l'homme. En l'espèce, la Cour estime que Chérif Boudelal ne s'est pas vu opposer son engagement pro-palestinien mais que celui-ci était de nature à créer un doute sur sa loyauté envers les institutions françaises. L'analyse n'est pas dépourvue d'une certaine dose d'hypocrisie dès lors que ce sont tout de même les convictions du requérant qui sont en cause. C'est d'autant plus évident que l'intéressé n'a jamais été condamné pénalement pour des faits liés à son engagement politique ou associatif. Il est vrai que la Cour était incitée à une telle analyse par la requête elle même qui invoquait une violation des libertés d'expression, de réunion et de manifestation. Il n'est absolument pas démontré en effet que le défaut de nationalité française entrave, en quoi que ce soit, l'action militante de Chérif Boudelal.

Questions non résolues

 

De cette décision, on doit déduire que la CEDH refuse de pénétrer dans ce qui relève du coeur même de la souveraineté des Etats. Mais le problème essentiel de la définition du "loyalisme" n'est pas résolu. Selon la formulation même employé par la CAA de Nantes, le simple fait d'être "un militant convaincu de la cause palestinienne (..)  et un virulent détracteur de la politique israélienne" peut donc provoquer un doute sur le loyalisme de l'intéressé à l'égard de la France. Aucun juge n'est en mesure d'apprécier cette justification, la CAA parce qu'elle n'exerce qu'un contrôle minimum, la CEDH parce qu'elle laisse aux Etat une très grande autonomie sur ces questions. N'est-il donc pas possible de critiquer la politique israélienne sans être déloyal envers la France ? Rappelons que les Franco-Israéliens qui servent dans l'armée israélienne ne sont pas, quant à eux, considérés comme déloyaux. On le constate, la définition du loyalisme demeure dans le flou. Et sur ce point, la Cour européenne des droits de l'homme "imite de Conrart le silence prudent".


Sur le droit des étrangers  : Chapitre 5 section 2  du manuel de libertés publiques sur internet

1 commentaire:

  1. Votre analyse de cette dernière jurisprudence de la CEDH est aussi concise qu'explicite Elle met en lumière trois des principales caractéristiques du droit et et de son interprétation par le juge

    1. Comme tous les praticiens le savent, le droit n'est pas une science exacte, relevant plus de la science humaine avec tout ce qu'elle comporte de dimension subjective.

    2. Confronté à un problème d'interprétation du droit sur un sujet sensible politiquement, le juge peut, en fonction des circonstances, soit contourner purement et simplement l'obstacle, soit rester dans le flou ou dans l'impressionnisme (qui n'a rien à voir avec l'école de peinture du même nom). Ce n'est pas très courageux mais cela permet de sauver les apparences !

    3. En dernière analyse, quoi qu'on en dise, toute décision d'une juridiction est un savant cocktail de principe général et d'opportunité. En fonction du lieu et du temps, la part de l'un est plus importante que celle de l'autre et vice et versa. Dans le cas d'espèce, y compris le juge européen de Strasbourg n'échappe pas à la règle qui s'applique bien évidemment à la Justice française (administrative et judiciaire).

    "La chose la plus utile à propos d'un principe, c'est qu'on peut toujours le sacrifier à une opportunité (Somerset Maugham).

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