« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 28 octobre 2017

QPC : Le Traitement des antécédents judiciaires ou l'éloge de la complexité

Le Conseil constitutionnel s'est prononcé, le 27 octobre 2017, sur la protection des données personnelles dans la mise en oeuvre du Traitement des antécédents judiciaires (TAJ). Il sanctionne en effet la procédure d'effacement, en estimant qu'elle porte atteinte au droit au respect de la vie privée.

Le TAJ


Ce fichier est produit de la mutualisation des fichiers STIC et Judex développés par la police et la gendarmerie. Il a pour objet de faciliter la constatation des infractions pénales et la recherche de leurs auteurs. A cette fin, il conserve des informations recueillies par les services de police et de gendarmerie au cours des enquêtes préliminaires ou de flagrance, des investigations liées à des crimes, des délits et des contraventions de 5è classe. On observe cependant que la durée de conservation n'est pas identique selon les cas, de 5 ans pour les contraventions à 40 ans pour les crimes les plus graves.

Trois catégories de personnes sont susceptibles de figurer dans le TAJ : celles à l'encontre desquelles il existe des indices rendant vraisemblable qu'elles aient commis une infraction, les victimes et enfin les personnes faisant l'objet d'une enquête ou d'une instruction pour recherche des causes de la mort ou d'une disparition. Le nombre effectif de personnes ainsi fichées est mal connu. Sur son site, la CNIL estimait, en 2015, à 9 500 000 le nombre des "mis en cause" fichés dans le TAJ. Le Figaro du 27 octobre 2017 double cette évaluation à presque 18 millions de personnes. L'importance du fichage est d'autant plus incertaine que le nombre de personnes fichées comme victimes n'est pas communiqué. 

Le requérant, Mikhail P., est un ressortissant allemand qui a été condamné en France pour violences volontaires avec usage d'une arme. Il a cependant été dispensé de peine par le tribunal correctionnel, au motif que son acte n'avait pas entrainé pour la victime une interruption totale de travail (ITT) supérieure à huit jours. Invoquant cette dispense de peine, il demande au procureur de la République l'effacement des données personnelles le concernant conservées dans le TAJ. Le problème est que  l'article 230-8 du code de procédure pénale (cpp) prévoit l'effacement en cas de relaxe, de non-lieu, d'acquittement ou de classement sans suite, pas dans l'hypothèse d'une remise de peine. Cette restriction semble logique, dans la mesure où la culpabilité de la personne demeure, dans ce cas, judiciairement établie. Quoi qu'il en soit, Mikhail P. considère que le fait qu'il ne puisse obtenir l'effacement dans le cas d'une dispense de peine constitue une atteinte à sa vie privée.

Un second examen


Avant de répondre à cette QPC, le Conseil s'interroge sur sa recevabilité. On sait que la question posée au Conseil doit être "nouvelle". Or le Conseil s'était  déjà prononcé sur l'article 230-8 du code pénal dans sa décision du 10 mars 2011 (Loppsi 2). Il estime cependant, comme la Cour de cassation dans sa décision de renvoi, que l'intervention de la loi du 3 juin 2016 qui en a modifié la rédaction constitue un changement de circonstances de droit. Un second examen est donc possible en 2017.

André Lanskoy. Mythe nébuleux


Le contrôle de proportionnalité


Depuis sa décision du 23 juillet 1999, le Conseil constitutionnel donne un fondement constitutionnel au droit au respect de la vie privée en le rattachant à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Il précise, dans sa décision du 22 mars 2012, que la collecte et la conservation de données personnelles doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et mises en oeuvre de manière proportionnée à cet objectif.

Le TAJ présente la particularité de contenir des informations qui vont bien au-delà des simples antécédents judiciaires. On y trouve aussi des données telles que la situation familiale de la personne, voire des photographies permettant la mise en oeuvre d'un système de reconnaissance faciale, données dont le caractère personnel n'est pas contesté. Le motif d'intérêt général ne l'est pas davantage, dès lors que le TAJ est utilisé pour rechercher les auteurs d'infraction et mener à bien certaines enquêtes administratives.

Le Conseil constitutionnel exerce ensuite le contrôle de proportionnalité. A dire vrai, il déduit l'inconstitutionnalité d'un faisceau d'éléments dont aucun ne semble déterminant en soi. Il note ainsi, sans trop élaborer, que le TAJ conserve des informations personnelles, que la durée de conservation est fixée par le règlement et non pas par la loi et enfin qu'il est utilisé à des fins d'enquête administrative, par exemples celles qui sont obligatoires pour accéder à certains emplois sensibles.

De la disproportion de l'ensemble


Aucun de ces éléments ne constitue en soi une violation de la constitution, mais le Conseil est visiblement sensible à la disproportion qu'il constate entre l'importance du fichier et la limitation du droit à l'effacement des données. D'une part, les personnes fichées sont très nombreuses et, du moins pour un certain nombre, ne sont coupables d'aucune infraction. C'est vrai des personnes relaxées, acquittées ou qui ont bénéficié d'un non lieu. Mais c'est aussi vrai des victimes qui figurent également dans le TAJ. Très large dans le fichage, le TAJ est également très ouvert à la consultation. Forces de police et de gendarmerie, magistrats, mais aussi fonctionnaires chargés d'enquêtes purement administratives peuvent l'utiliser. D'autre part, et c'est là que réside le contraste, le droit d'effacement n'est ouvert qu'à un nombre très restreint de personnes. C'est précisément ce contraste que sanctionne le Conseil constitutionnel. 

Certes, le Conseil aurait pu statuer différemment, et cette décision montre que le contrôle de proportionnalité prend parfois l'allure d'une appréciation subjective. Il est cependant probable qu'il ait voulu sanctionner un législateur peu enclin à tenir compte de réserves déjà exprimées dans des décisions antérieures. Dans sa décision QPC du 16 septembre 2010 sur le fichier national des empreintes génétiques (FNAEG), le Conseil avait ainsi formulé deux réserves, la première limitant le prélèvement d'ADN aux infractions les plus graves, crimes et délits, la seconde affirmant que la durée de conservation doit être proportionnée à la gravité des infractions concernées. Dans le cas du Fichier TAJ, le législateur a étendu le fichage aux contraventions de 5è classe et il a laissé le pouvoir réglementaire organiser la durée de conservation, en prévoyant des durées particulièrement longues et dont le respect ne fait l'objet d'aucun contrôle sérieux.

Eloge de la complexité


Cette décision marque, à l'évidence, un durcissement par rapport à la première décision rendue en 2011 sur les fichiers d'antécédents judiciaires. A l'époque, le Conseil n'avait formulé aucune réserve sur la procédure d'effacement dont le champ était identique. Cette évolution trouve sans doute son origine dans l'influence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, même si l'on sait qu'elle ne saurait lier le Conseil constitutionnel. Dans une décision du 18 avril 2013 M. K. c. France, la juridiction européenne a ainsi sanctionné pour atteinte à la vie privée le Fichier électronique des empreintes digitales (FAED). Il prévoyait en effet une durée de conservation est extrêmement longue, vingt-cinq ans, d'autant plus longue que ce fichage pouvait concerner des personnes condamnées mais aussi d'autres parfaitement innocentes. De même, dans l'arrêt Brunet c. France du 18 septembre 2014, la Cour précise que la procédure d'effacement du Système de traitement des infractions constatées (STIC) doit permettre à l'autorité compétente d'apprécier la proportionnalité du fichage aux finalités du traitement. 

Le dialogue des juridictions, devenu désormais une sorte de leitmotiv doctrinal, a donc ses avantages car il repose sur une volonté partagée de développer la protection des données personnelles. Mais aussi ses limites car il suscite une jurisprudence fluctuante, soumise à des influences diverses et parfois difficilement lisibles. 

Il convient alors de s'interroger non plus sur la finalité du fichier mais sur celle de la jurisprudence constitutionnelle. A t-elle pour objet de guider le législateur dans l'élaboration de la loi, de mettre en place une sorte de manuel de légistique ? La question mérite d'être clairement posée. En l'espèce, le message du Conseil constitutionnel manque de clarté, lorsqu'il apprécie, au cas par cas, si la durée de conservation des données comme la procédure d'effacement sont proportionnées à la finalité du fichier. Cette appréciation évalue avec le temps, avec le contenu plus ou moins sensible du fichier, avec le nombre des personnes fichées et leur innocence, ou non... autant de paramètres que le législateur devrait prendre en compte avant la création d'un fichier de police. A moins qu'il y renonce et décide d'attendre avec résignation la prochaine QPC.

Sur la protection des données : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.





2 commentaires:

  1. === ELOGE DE LA FATUITE ===

    "Une autre réforme importante dans ce domaine concerne les décisions du Conseil. Peu de temps après mon arrivée, j’ai souhaité, en accord avec le collège qui m’entoure,
    rendre nos décisions plus simples et mieux motivées. Simplifier
    constitue une exigence démocratique : si la technicité du droit ne peut bien sûr être niée ou gommée, une décision de justice ne doit pas pour autant être un texte crypté, que l’on ne pourrait déchiffrer qu’à l’aide d’un dictionnaire
    « franco-juridique ». Le Conseil a érigé l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi au rang d’objectif de valeur constitutionnelle : il paraît logique que cette exigence que nous imposons au législateur, nous nous l’appliquions
    à nous-mêmes. Une bonne décision de justice doit non seulement juger juste, mais parler clair. D’où notre choix, dès mai dernier, d’abandonner le traditionnel « considérant » et de passer au style direct : cette évolution permet une lecture
    plus fluide, plus simple, conforme aux standards des autres grandes juridictions européennes. D’où aussi le choix de remplacer désormais des formules tombées en désuétude et des
    termes excessivement techniques par des équivalents courants,
    compréhensibles par tous. Je n’ai pas constaté qu’à aucune de
    ces évolutions que nous avons engagées ait porté atteinte à la précision et à la rigueur du raisonnement juridique".

    Qui s'exprime ainsi à l'occasion de la rentrée solennelle de l'école de droit de Sciences-Po Paris le 14 septembre 2017 ? Le président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius. Il est vrai qu'à la lecture de la décision n° 2017-670 QPC du 27 octobre 2017 (JORF n° 0254 du 29 octobre 2017), qui fait l'objet de votre commentaire, nous sommes pleinement convaincus par le propos de Laurent Fabius !

    Attendons désormais la parole de Jupiter qui s'exprimera demain mardi 31 octobre 2017 devant la Cour européenne des droits de l'Homme pour en savoir plus sur les raisons de la qualité exceptionnelle des décisions de la Justice française (judiciaire et administrative) que le monde entier nous envie et que la Cour de Strasbourg condamne parfois ! Horresco referens ...

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  2. Il me semble que ce n'est pas l'article 230-8 du Code pénal, mais celui du Code de procédure pénale.

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